Narciso


 
Regard sur « Narciso », œuvre de l’artiste contemporain Colombien Oscar Munoz
 
 
  En m’intéressant récemment au mythe de Narcisse d’Ovide, j’en suis venu à jeter un oeil sur les représentations contemporaines autour du thème de Narcisse, c’est comme cela que j’ai découvert Oscar Munoz et son Narciso dont je donne ici une brève impression.
 

Oscar Muñoz, "Narciso", 2001, vidéo © Courtesy de l'artiste
 
 
  Nous sommes en présence de douze clichés photographiques extraits de la vidéo Narciso de l’artiste Colombien Oscar Munoz. Cette vidéo a été réalisée en 2001, sa durée est de trois minutes, elle est au format 4/3, et elle est en couleur.
Il s’agit d’un autoportrait que l’artiste dessine à la surface de l’eau dans un lavabo, grâce à un pochoir et de la poussière de charbon. L’eau s’écoule lentement par la bonde, et progressivement l’image à la surface et l’image projetée au fond du lavabo, se rejoignent. A mesure que les deux images se rapprochent, le portrait se déforme subissant le mouvement de l’eau. Quand l’eau a été totalement engloutie par le siphon, il ne reste au fond de l’évier qu’une matière noire sans forme identifiable, une forme informe.
 
  Dans cette réinterprétation contemporaine du mythe de Narcisse, seul le face à face dans le reflet de l’eau subsiste du mythe originel. Tirésias a disparu, ainsi que la mère et le père de Narcisse, l’histoire du viol n’est mentionnée nulle part, le mythe d’Echo n’apparaît pas. En fait, toute la trame narrative est retirée pour ne laisser comme seul contenu, que le face-à-face qui engage Narcisse et son image.
Seulement, nous voyons bien que ce simple moment séparé de toutes ses prémisses, devient de ce fait le lieu de toutes les interprétations. Narcisse n’a plus ni père, ni mère, ni prétendants. Et finalement, Narcisse lui-même a disparu, et a été remplacé par une image. Dans le mythe d’Ovide, nous étions en présence d’un jeune garçon beau et fort. Il était courtisé, le texte nous le présentait chassant vigoureusement dans la forêt. Dans l’œuvre d’Oscar Munoz, tout cela a disparu, seul une image subsiste, et cette image se double dans le creux de la vasque.
D’ailleurs, la figure même de Narcisse a été remplacée. A sa place, c’est le visage de l’artiste lui-même qui se double dans le fond de l’évier. Si bien qu’ici, c’est l’œuvre d’art qui se regarde elle-même et qui pose ainsi la question de sa légitimité. L’artiste est exclu de cette dialectique larsen, il reste à la périphérie de l'égoïste écho. Il observe, comme nous spectateur, son image disparaître. D’ailleurs, il crée les conditions formelles du spectacle, mais une fois l’image créée à la surface de l’eau, il n’est plus l’artiste, mais devient comme nous un spectateur. Au moment où Oscar Munoz a fini de déposer la poussière de charbon sur l’eau, il n’intervient plus, il regarde le processus se dérouler : le visage disparaitre par l'écoulement de l'eau.
 
  Le Narcisse de Munoz semble dans l'incapacité de se sentir véritablement concerné par sa propre dissolution. En effet, ce visage à la surface de l’eau jamais ne crie, jamais ne se lamente comme le fait Narcisse dans le poème d’Ovide quand il se lamente sur son sort alors qu’il essaie en vain de saisir son reflet. Au contraire, il reste passif, totalement abandonné au léger écoulement en spirale de l’eau qui l’absorbe sans discontinuer. L’image s’enroule sur elle-même et se mêle à son double au fond de la vasque. Allégorie même du désenchantement qui, au lieu de s’épanouir dans le monde, voit la forme se recroqueviller sur elle-même dans un grand artifice esthétique pour n’avoir pu saisir le sens du monde (ici le mouvement de l’eau) et l’accompagner dans son mouvement sans être dissolu.
 
  Dans l’œuvre d’Oscar Munoz, la condition de réalisation du double n’est pas la même que dans le poème d’Ovide. Quand le Narcisse d’Ovide se penche au dessus de la source, son reflet qui apparaît à la surface de l’eau est créé par la lumière du soleil. C’est la lumière qui plonge sur Narcisse puis se reflète dans l’eau qui crée son double. C’est une image qui contient tout les traits du visage de Narcisse, et non que ses contours.
Il en est autre chose du Narcisse de Munoz, le reflet n’est que l’ombre du portrait à la surface de l’eau projetée au fond de la vasque. En somme, la lumière qui frappe le portrait à la surface, ne dessine que ses contours au fond du lavabo, si bien que ce reflet n’est composé que des contours du portrait. La lumière est tout autour, mais jamais dans ce double.
 
  Ainsi, Chez Ovide, c’était le monde qui pointait le doigt sur Narcisse en lui signifiant ses travers. Tirésias avec sa prédiction, le prétendant éconduit qui demande vengeance, la déesse Rhamnonte qui punit Narcisse, et Echo qui est le témoin. Il y a une décomposition en 4 moments d’un monde idéalisé rationnellement.
Premièrement, avec l’oracle de Tirésias, le moment de la prédiction, qui est l’image d’un monde rationnel répondant au principe de causalité. Le monde n’est pas le lieu de toutes les incertitudes, il répond à des lois cosmiques. Ce monde, l’être humain peut le prédire et ainsi n’a pas à le subir.
Deuxièmement, avec la plainte du prétendant éconduit, le moment du droit. C’est à dire la légitimité des individus à demander justice. Le monde des êtres humains, non plus, n’est pas le lieu de toutes les incertitudes car la justice doit commander.
Troisièmement, avec la punition de Rhamnonte, le moment de la justice. C’est à dire le châtiment. Si un individu ne suit pas l’ordre du monde, la justice le punira et l’équilibre reviendra.
Quatrièmement, avec la présence d’Echo tout au long du poème, le moment de la mémoire, c'est à dire l'histoire. L’esprit du monde garde trace de tout ce qu’il voit et entend. Le monde n’est pas n’importe quoi puisqu'il est à chaque instant la trace de tout ce qui a été. Le monde est une unité, et cette unité des faits est l'histoire du monde.
 
  Ainsi chez Ovide, c’était le monde qui pointait le doigt sur Narcisse en lui signifiant ses travers, et Narcisse se lamentait en fouillant dans l’eau pour saisir son image. Mais chez Munoz, le monde est tout autour de Narcisse, il ne le pointe pas du doigt, mais se contente de signifier ses contours par ce jeu d’ombre. Les contours d’un être qui n’est justement fait lui-même que de contours. Cet entrelacs de lignes est la totalité de Narcisse, si bien que son extériorité est aussi son intériorité : plus loin que tout extérieur, plus profond que tout intérieur. Tout est exposé crûment au regard, aussi bien pour nous, spectateurs, qui voyons absolument tout, que pour Narcisse, qui n’intervient pas dans le monde, et qui laisse passivement se dérouler le processus qui le détruit.

  Et puisqu’il est réduit à n’être qu’une surface plane composée de lignes, il n’a ni devant, ni derrière, ses deux faces sont identiques. Il est en somme partout et donc nulle part. Il ne peut regarder que devant, vers cette infinité de moyens à laquelle il ne peut donner du sens, puisque ne pouvant faire l’expérience du passé, de ce qu’il y a derrière lui, il est comme un nouveau né insouciant découvrant le monde, sans mémoire. Or la mémoire est ce qui absorbe et assimile, mais pas simplement comme le ferait un ordinateur. L’identité d’un être humain est sa mémoire, en ce que l’homme établit constamment un rapport au passé par lequel se construit sa conscience.
Le Narcisse d’Oscar Munoz n’a pas de conscience, il est le témoin passif et absent du monde, au même titre que le serait un caillou. Voilà pourquoi le Narcisse de Munoz n’intervient pas, pourquoi il laisse se dérouler le processus destructeur. Il est conscient de ce qu’il se passe mais il n’a pas la capacité de se sentir impliqué et de s’engager dans le monde. C’est un sujet qui n’est plus sujet de lui-même, il est totalement absorbé par ce sans-fond, trou noir au fond de l’évier. Il ne peut pas exprimer sa liberté, puisque exprimer sa liberté c’est prendre position en se déterminant par rapport au passé. Il baigne au contraire dans un faux et trompeur sentiment de liberté, puisqu’il a l’étrange sentiment d’outrepasser indéfiniment sa propre limitation, qui n’est en fait que l’incessante réactualisation de sa forme qui, peu à peu, en s’effaçant, le verra disparaitre.
 
  Le double regard de Narciso, se pose donc à la fois à l’extérieur et à l’intérieur. A l’extérieur, son regard se pose vers nous qui justement le regardons, et joue donc le rôle de notre propre image puisqu’il semble nous regarder fixement comme si il était notre propre double. Et son regard se pose à la fois vers l’intérieur de la vasque, vers son propre fond qui n’est réduit qu’à une ombre sur une cuve de faïence, lieu impersonnel, sorte de puits hygiénique qui lentement délaye et aspire ce pauvre visage stoïque.
 
  Dans l’œuvre d’Oscar Munoz, le Narcisse d’Ovide qui était jeune, beau et fort, laisse la place à une forme creuse, évidée, et composée de charbon. Or le charbon est un minéral qui provient du végétal, et qui s’est transformé par un long processus de fossilisation. Ainsi, Narciso est déjà, dans sa constitution même, le produit d’une métamorphose. Mais si sa métamorphose a déjà eu lieu, quelle transformation peut-il à présent espérer ?
Et puisqu’il est charbon, Narciso contient en lui un feu en puissance. Une étincelle, la moindre flamme, révèlerait son énergie. Or ici, il est plongé dans l’eau, principe limitatif du feu. De sorte que le monde le paralyse en ne lui laissant aucune possibilité pour que s’effectue la puissance qui sommeille en lui.
 
  Le mouvement imperturbable qui voit l’eau s’écouler dans la bonde, voit la figure de Munoz lentement disparaître dans d’étranges plis qui peu à peu viennent à bout de l’exigence du corps, de ses traits, de son ordre, de son sens. Quand la dernière goutte s’écoule, il n’y a plus qu’une masse informe de matière noire qui subsiste au fond de l’évier. Voilà, la métamorphose est achevée, ce visage bien dessiné qui, de ses contours nets, affirmait son identité, est rendu à sa dernière métamorphose : une masse informe, un universel abstrait qui en étant tout, n’est rien.
Finalement, le Narcisse d’Oscar Munoz en dégageant tout le contenu du mythe originel, ne fait de ce portrait à la surface de l’eau qu’un universel abstrait. Certes il est l’autoportrait de l’artiste, mais après quelques instants, alors qu’il commence déjà à se déformer, à se tordre, il peut aussi bien être mon image, ou bien la votre, pour finalement au bout du processus, être absolument toute chose, comme dans un test de Rorschach qui est susceptible de recevoir selon chaque individu une interprétation différente.
 
  L’œuvre d’Oscar Munoz pose peut-être la critique du progrès. Tourné uniquement vers l’avant, les yeux toujours fixés dans ce qu’il y a devant, ce visage ne peut regarder derrière lui. Or ce devant n’est qu’un contenu indéfini puisque le Narcisse de Munoz n’a pas les moyens de se retourner sur lui-même. Il n’a pas les moyens de regarder derrière lui pour en synthétiser la substance par le travail de la mémoire et en extirper le concept par le travail de l’entendement, condition absolument indispensable pour que se crée une identité capable d’outrepasser sa limitation : une identité libre, capable de se déterminer vis à vis du vécu.
Enfin, une deuxième question est soulevée par l’œuvre d’Oscar Munoz, celle de la légitimité de l’œuvre d’art. Nous sommes en présence d’un tableau qui se regarde lui-même, si bien qu’ici c’est l’œuvre d’art qui se regarde elle-même et qui pose la question de sa légitimité. Car c’est bien ce que fait le regard quand il se pose sur un objet : Cet objet, quel est-il ? Que peut-il ? Que veut-il ? En somme, cet objet est-il conforme à mon intuition ?
L'œuvre de Munoz pose donc aussi cette question, l’art peut-il encore questionner le monde ? L’art est-il révolutionnaire ? Ou bien n’est-il qu’une illusion qui ne débouche que sur un contenu à l’image de la dernière métamorphose de Narciso : une forme informe qui, étant un universel abstrait, dit tout et donc ne dit rien du tout.
 
- César Valentine -
 
 
 

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