Proudhon - Qu'est-ce que la propriété ? (1840)


"Qu'est-ce que la propriété ?" (1840)

Pierre-Joseph Proudhon

- Abrégé résumé par César Valentine -

 

 

  Publié en 1840 « Qu'est-ce que la propriété ? » est resté dans les mémoires grâce à la phrase choc qui ouvre le premier chapitre : « La propriété c'est le vol ». Comment résumer ce texte d'une densité quasi étouffante, ce livre emballant, alambiqué, provocateur et souvent séduisant. C'est un vrai labyrinthe dialectique s'appuyant aussi bien sur Jésus que sur les concepts kantiens ou encore sur des exposés économico-mathématiques douteux ou tout du moins difficilement saisissables 150 ans après. Passé cela, que reste-t-il ? Au fil des pages on souligne des passages entiers militants et enflammés, une critique de la société capitaliste du XIXème. En fait, Proudhon, c'est la pensée sociale radicale. Difficile après une première lecture d'en avoir une vue d'ensemble, le meilleur moyen m'a semblé d'en dresser un résumé en y exposant les principaux arguments au fil de quelques citations bien épicées.

 

 

Chapitre I – Idée d'une révolution

 

  Dès la première ligne Proudhon attaque la propriété : « Si j’avais à répondre à la question suivante : Qu’est-ce que l’esclavage ? et que d’un seul mot je répondisse : c’est l’assassinat, ma pensée serait d’abord comprise. Je n’aurais pas besoin d’un long discours pour montrer que le pouvoir d’ôter à l’homme la pensée, la volonté, la personnalité, est un pouvoir de vie et de mort, et que faire un homme esclave, c’est l’assassiner. Pourquoi donc à cette autre demande : Qu’est-ce que la propriété ? ne puis-je répondre de même : c’est le vol, sans avoir la certitude de n’être pas entendu, bien que cette seconde proposition ne soit que la première transformée ? »
Tous les régimes se sont toujours donnés pour légitimes, comme étant justes et équitables, mais pourtant tous sont semblables en ce qu'ils n'ont jamais été justes, donc aucun régime n'a jamais été légitime.
« L'esprit qui produisit le mouvement de 1789 est un esprit de contradiction » car les nouvelles institutions de la République ont appliqué les mêmes principes qu'elles avaient pourtant combattus. Il n'y a eu qu'un changement de maître. Nous sommes passés de la souveraineté d'un homme à la souveraineté du peuple, c'est-à-dire la majorité. Nous avons multiplié en quelque sorte le souverain, ce qui bien sûr offre à la raison plus de chance de s'exprimer que la passion, car à la passion d'un homme vont devoir se mettre d'accord les passions de plusieurs hommes, mais somme toute le changement est bien mince. Ainsi il n'y a pas à parler de révolution, qui est un changement radical mais plutôt de progrès qui est « une extension ou modification dans nos idées ». Monarchie et République sont deux systèmes identiques car la loi y est toujours l'expression d'une volonté, alors que, souligne Proudhon, elle devrait être l'expression d'un fait.
« L'autorité de l'homme n'est que l'autorité de la loi, laquelle doit être justice et vérité » mais la loi n'est pas légitime étant donné qu'elle change tout le temps. C'est-à-dire qu'une loi qui est légitime aujourd'hui risque de ne pas l'être demain.
Le peuple a aboli les privilèges de rang mais ne veut pas abolir les privilèges de la fortune, pourtant « l'inégalité politique est inhérente à la propriété » ou en d'autres mots, il n'y a pas d'égalité politique s’il y a la propriété. Etrangement « tout le monde répond sans hésiter que la propriété est juste » sans en avoir pourtant une pleine connaissance.

 

 

Chapitre II - De la propriété considérée comme droit naturel - De l'occupation et de la loi civile, comme causes efficientes du domaine de propriété

 

Définitions

 

  Proudhon distingue dans la propriété, la propriété de droit et la possession.
La propriété de droit est un droit dans la chose qui me permet de réclamer la propriété qui m'est acquise, et donc de la posséder. « Possession et propriété sont réunis » C'est le jus in re dans le droit romain.
La possession est « un droit à la chose par lequel je demande à devenir propriétaire ». « Elle ne renferme que la possession nue » c'est le jus ad rem dans le droit romain.
« Un amant est possesseur, un mari est propriétaire ».
« Moi qui, en ma qualité de travailleur, ai droit à la possession des biens de la nature et de l'industrie, et qui, par ma condition de prolétaire, ne jouis de rien, c'est en vertu du jus ad rem que je demande à entrer dans le jus in re ».

 

Paragraphe I – De la propriété comme droit naturel

 

  La déclaration des droits de l'homme a défini la propriété comme un droit naturel. Cependant, pour la majeure partie des citoyens c'est un droit en puissance et non en acte, car seuls les propriétaires peuvent réellement profiter du droit de propriété. Ainsi, le pauvre et le riche se font perpétuellement la guerre pour la propriété. « Le droit de propriété du riche a besoin d'être sans cesse défendu contre l’instinct de propriété du pauvre », d'où l'impossibilité de concilier le droit de liberté et de sûreté avec le droit de propriété.
Proudhon s'applique à mettre en lumière le caractère antisocial du droit de propriété. Des quatre droits naturels définis par la déclaration des droits de l'homme, les droits de liberté, d'égalité et de sûreté sont, parce que nous sommes, « ils naissent, vivent et meurent avec nous », mais « la propriété existe même sans le propriétaire, comme une faculté sans sujet ». La propriété se transmet de génération en génération, et finalement sa légitimité « dépend de l'authenticité de son origine », or, à faire l'archéologie des titres de propriété, on en déterrerait souvent leur origine scandaleuse, c'est-à-dire que ces contrats ont été « imposés par la force et reçus par la faiblesse », ce qui dans notre système pénal actuel invaliderait d'office ledit contrat.

 

Paragraphe II - De l'occupation, comme fondement de la propriété

 

  Le mot propriété a deux sens. D'une part il désigne la faculté d'une chose, par exemple les propriétés d'un triangle. D'autre part il exprime le droit domanial sur une chose.
« L'homme n'est pas propriétaire de ses facultés », il n'a pas un pouvoir absolu sur elles, il n'en est que l’usufruitier, c'est-à-dire qu'il n'a que le droit de s'en servir. Il doit, s’il veut rester en vie, satisfaire les besoins que son corps lui réclame. S’il était maître souverain de lui-même, « il dirait je veux savoir et il saurait ». Ainsi, l'homme n'est pas maître de lui-même et il veut cependant être maître de ce qui n'est pas à lui. Finalement le titre de propriétaire ne lui a été donné que par métaphore.

 

Paragraphe III - De la loi civile, comme fondement et sanction de la propriété

 

  « Dieu a fait donation de la terre au genre humain : pourquoi donc n'ai-je rien reçu ? Il a mis la nature sous mes pieds, et je n'ai pas où poser ma tête ! » Il revient donc à l'homme de produire et de multiplier les richesses, « mais donnez donc à l'oiseau de la mousse pour son nid ». La possession existait avant la propriété, mais avec l'accroissement de population, on dut produire plus, et l'on décida que le travailleur serait le seul propriétaire de sa production. Ce qui impliqua qu'on ne pouvait vivre sans travailler. Ainsi dans un désir d'égalité on créa la propriété pour empêcher quiconque de s'emparer de la subsistance d'autrui. Celui qui rompt l'égalité devient injuste.
Mais si donc avec le travail naissait le droit dans la chose, donc dans le produit, ce fut une erreur de transposer ce droit dans le sol.
« Tout droit suppose une cause qui le produit dans la personne qui en jouit », pourtant la société reconnaît le droit de propriété. Là où il n'y a pourtant que possession, la société concède la propriété. Et elle l'a paradoxalement concédé au nom de l'égalité, car c'est en vue de protéger l'égalité des possessions qu'elle a créé le droit de propriété. Mais ces législateurs candides, nous dit Proudhon, n'avaient pas pensé que la propriété implique le droit de louer, prêter à intérêt, bénéficier d'un échange, bref autorise de ce fait toutes les iniquités.
« L'occupation conduit à l'égalité, elle empêche la propriété »
En fait, tout occupant est possesseur ou usufruitier, mais ne peut pas être propriétaire. Il est responsable de la chose que la société lui a confiée. Seule la société possède d'une manière permanente. « L'individu passe, la société ne meurt jamais ».
Donc la propriété ne peut s'accorder avec l'égalité.

 

 

Chapitre III – Du travail, comme cause efficiente du domaine de propriété

 

  Après avoir montré que l'occupation n'est pas en mesure de justifier la propriété, c’est-à-dire que la terre n'est pas au premier qui s'en empare, Proudhon s'attaque à la thèse selon laquelle c'est le travail qui fait accéder à la propriété.

 

Paragraphe I - La terre ne peut être appropriée

 

  Premièrement, Proudhon critique l'argument de Say selon lequel la terre n'étant pas fugitive comme le sont l'air et l'eau, elle a pu se faire approprier et payer. Mais en fait, Say prend la possibilité pour le droit. Ce n'est pas parce que j'ai la possibilité de faire quelque chose que j'en ai le droit.
Le producteur a produit ses récoltes, mais c'est dieu qui a créé la terre, et dieu ne la vend pas, il la donne. Or certains possèdent tout et d'autres ne possèdent rien.
D'ailleurs, l'argument de Say n'est pas valable car l'homme s'est aussi approprié les choses de nature fugitive tels l'air et l'eau.
Ainsi, les Portugais voulurent s'approprier le cap de Bonne Esperance après l'avoir découvert.
Le droit de chasse et de pêche n'est donné qu'à ceux qui sont en mesure de payer un port d'arme.
Le passeport vend le droit de circuler.
Il faut payer un impôt pour les fenêtres de sa maison, donc un impôt pour la lumière. « Or il est permis à chacun de s'enfermer et de se clore ».
En fait, conclut Proudhon, la propriété excommunie le prolétaire.
Ensuite Proudhon revient sur l'argument de Comte. Ce dernier soutient qu'à la différence de l'air et de la mer, la terre est limitée et doit donc être partagée et appropriée. Or, c'est justement parce que la terre est en quantité limitée que « son usage doit en être réglé, non au bénéfice de certains mais dans l’intérêt et la sûreté de tous ».
« L'égalité des droits est prouvée par l'égalité des besoins ; or, l'égalité des droits, si la chose est limitée, ne peut être réalisée que par l'égalité de possession »

 

Paragraphe II - Le consentement universel ne justifie pas la propriété

 

  Même si le monde entier consentait à la propriété, elle ne serait toujours pas légitime, car elle aurait pour but l'égalité, mais serait par sa nature forcément injuste. En effet, « on n'abandonne pas un droit sans obtenir en échange un équivalent ». Consentir que la propriété a pour condition l'égalité, revient à rendre illégitime la propriété du moment que l'égalité n’existe plus. Or, on a vu que la propriété ne peut satisfaire l'égalité.

 

Paragraphe III – La prescription ne peut jamais être acquise à la propriété

 

  Le code définit la prescription comme « un moyen d'acquérir et de se libérer par le laps du temps ». Mais Proudhon soutient que les prescriptions sont un mensonge pour légitimer le droit de propriété. Comme par exemple : « il y a toujours eu des propriétaires, et il y en aura toujours ». Mais la philosophie et la politique doivent justement questionner les propositions qui semblent aux yeux de tous des évidences et des vérités. La politique est victime de la passion et de l’intérêt de chacun, ne s'étant pas constituée en une science, elle n'est pas capable d'être objective et juste.
Le temps d'occupation ne saurait donner le droit de propriété du moment qu'il y aurait ne serait-ce qu'un homme en mesure de le contester, car « la possession d'un homme peut prescrire contre la possession d'un autre homme ».
La raison instruite l'emporte sur la raison ignorante qui a œuvré le droit de propriété, d'où cette citation : « L'erreur de droit ne sert jamais au possesseur en matière de prescription ».
D'après les théoriciens, la prescription permet le bon fonctionnement de la société en permettant de statuer sur des différents qui autrement ne pourraient pas être réglés. Cependant, « tout arrive dans le temps, mais rien ne se fait par le temps ». Le temps ne fait pas la propriété, même la possession la plus longue ne transforme pas l'usufruitier en propriétaire. Cela revient à créer un droit, mais sans une cause spécifique qui le produise. Donc la prescription est une fiction adoptée par convention. « La sécurité des citoyens ne demandait que la garantie des possessions ; pourquoi la loi a-t-elle créé des propriétés ? » En effet, ce qui ne devait être qu'une assurance de l'avenir est devenu un principe de privilège.

 

Paragraphe IV – Que le travail n'a par lui-même, sur les choses de la nature, aucune puissance d'appropriation

 

  Les nations ne sont pas propriétaires, elles sont comme les individus : elles sont usufruitières en cela qu'elles possèdent un territoire qu'elles exploitent. Donc, la propriété du sol attribué aux nations est un abus de langage.
De plus, le gouvernement doit employer les terres dans l’intérêt commun, donc même si nous reconnaissons la nation comme propriétaire, a-t-elle le droit de vendre les terres ? « La génération d'aujourd'hui peut-elle déposséder la génération de demain ?
L'état surveille et protège, il concède à usage mais ne peut pas vendre. N'étant pas propriétaire, il ne peut transmettre la propriété.
Le travail est incapable de transformer la possession en propriété, sinon toute personne qui perdrait son travail, perdrait sa propriété.
Nous sommes propriétaires de nos productions mais pas des terres, « L'homme a tout créé, tout, excepté la matière elle-même ».

 

Paragraphe V – Que le travail conduit à l'égalité des propriétés

 

  Si nous accordons que le travail rend propriétaire, alors pourquoi y-a-t-il un si petit nombre de propriétaires alors qu'il y a une foule de travailleurs ? Les gens répondent à cela que c'est parce que la terre est déjà appropriée. Donc comment le travail pourrait-il conduire à l'égalité des propriétés si ces dernières sont déjà appropriées ?
L'hypocrisie des économistes statue le travailleur comme propriétaire de son salaire, alors qu'il devrait être propriétaire de la valeur qu'il crée. Cette valeur lui est volée par le capitaliste. La nature de ce vol est dévoilée dans l'exemple de l’obélisque de Louqsor, « deux cents grenadiers ont en quelques heures dressé l'obélisque de Louqsor sur sa base ; suppose-t-on qu'un seul homme, en deux cents jours, en serait venu à bout ? ». En somme, la force qui naît du travail collectif est supérieure à la somme des forces individuelles. Le capitaliste paye la force individuelle mais ne paye pas la force collective, et c'est cette différence qu'il empoche. « Le salaire du travailleur ne dépasse guère sa consommation courante et ne lui assure pas le salaire du lendemain, tandis que le capitaliste trouve dans l'instrument produit par le travailleur un gage d'indépendance et de sécurité pour l'avenir ».

 

Paragraphe VI – Que dans la société tous les salaires sont égaux

 

  Proudhon critique l'idée selon laquelle plus la capacité est grande, plus la rétribution doit l'être. Admettre un rapport entre capacité et rétribution, c'est poser en principe l'inégalité des conditions, c’est-à-dire une inappropriée analogie à la nature qui, elle, a voulu la diversité des capacités et non l'inégalité des capacités. Mais une telle proposition est « fausse, injuste, hostile à la liberté, et antisocial ».
« Est-il juste que qui plus fait, plus obtienne ? » Le travail n'est pas un combat, mais une condition et « en tant qu'associés les travailleurs sont égaux, et il implique contradiction que l'un soit payé plus que l'autre ».
« La vie est un combat : mais ce combat n'est point de l'homme contre l'homme, il est de l'homme contre la nature ». La société a donc le devoir d'empêcher que les inégalités naturelles entrainent des inégalités sociales, et donc le fort doit aider le faible, et c'est au nom du principe d'égalité que toutes les difficultés doivent être résolues.

 

Paragraphe VII - Que l'inégalité des facultés est la condition nécessaire de l'égalité des fortunes.

 

  Le travail est divisé selon les aptitudes de chacun. Ce principe résulte directement de la nature qui a « accordé à l'espèce la puissance refusée à l'individu », en ce sens, un homme isolé peut difficilement subvenir à ses besoins, la puissance de chacun est dans l'effort universel. Nous avons tous des facultés différentes, mais ce que l'on nomme « inégalités de faculté » ne sont que des « diversités de faculté », en somme, il n'y a pas de profession qui soit supérieure, il n'y a que des professions différentes. « La division et la simultanéité du travail multiplient la quantité et la variété des produits ; la spécialité des fonctions augmente la qualité des choses consommables ». Pourtant, dans la société capitaliste, les revenus sont inégaux, et cela mène à la guerre de tous contre tous.

 

Paragraphe VIII – Que dans l'ordre de la justice, le travail détruit la propriété

 

  Proudhon donne un résumé du chapitre.
« Le travailleur n'est pas même possesseur de son produit ; à peine l'a-t-il achevé, que la société le réclame »
« Le travailleur, à la fin du jour, peut dire : J'ai payé ma dépense d'hier ; demain, je payerai ma dépense d'aujourd'hui. À chaque instant de sa vie, le sociétaire est en avance à son compte courant ; il meurt sans avoir pu s'acquitter : comment pourrait-il se faire un pécule ? »

 

 

Chapitre IV – Que la propriété est impossible

 

  Les propriétaires chantent « Si tous les hommes étaient égaux, personne ne voudrait travailler ». Dans ce chapitre, Proudhon s'attache à détruire leurs maximes et la propriété avec l'appui des mathématiques. Plutôt que de résumer une par une les dix propositions qui font souvent appel à des situations particulières au XIXème siècle, je vais donner quelques passages du texte bien épicés.

 

« La possession sans la propriété suffit au maintien de l'ordre social »

« La constitution républicaine de 1793, qui a défini la propriété « le droit de jouir du fruit de son travail », s'est trompée grossièrement ; elle devait dire : La propriété est le droit de jouir et de disposer à son gré du bien d'autrui, du fruit de l'industrie et du travail d'autrui »

« Défendre la propriété aujourd'hui, c'est condamner la révolution »

« Le propriétaire reste étranger à l'action sociale : mais, comme le vautour, les yeux fixés sur sa proie, il se tient prêt à fondre sur elle et à la dévorer »

« Sans la spoliation et l'assassinat, la propriété n'est rien »

« Voilà donc une société qui se décime, et se décime encore : elle s'annihilerait si les faillites, les banqueroutes, les catastrophes politiques et économiques ne venaient périodiquement rétablir l'équilibre et distraire l'attention des véritables causes de la gêne universelle »

« Sur l'enseigne de ces magasins somptueux que son indigence admire, le travailleur lit en gros caractères : C'EST TON OUVRAGE, ET TU N'EN JOUIRAS PAS »

« Si le salaire de l'ouvrier ne peut acheter son produit, il s'ensuit que le produit n'est pas fait pour le producteur. À qui donc est-il réservé ? Au consommateur plus riche, c'est-à-dire à une fraction seulement de la société »

« Sous le régime de propriété, les fleurs de l'industrie ne servent à tresser que des couronnes funéraires : l'ouvrier qui travaille creuse son tombeau »

« C'est quand la production s'arrête devant des travailleurs dont le salaire suffit à peine à la subsistance de la journée, que les conséquences du principe de propriété deviennent affreuses : là, point d'économie, point d'épargne, point de petit capital accumulé qui puisse faire vivre un jour de plus. Aujourd'hui, l'atelier est fermé ; demain, c'est jeûne sur la place publique ; après-demain, ce sera mort à l’hôpital ou repas en prison »

« J'appelle concurrence non pas seulement la rivalité de deux industries de même espèce, mais l'effort général et simultané que font toutes les industries pour se primer l'une l'autre. Cet effort est tel aujourd'hui, que le prix des marchandises peut à peine couvrir les frais de fabrication et de vente ; en sorte que les salaires de tous les travailleurs étant prélevés, il ne reste plus rien, pas même l’intérêt, pour les capitalistes »

« La propriété vend au travailleur le produit plus cher qu'elle ne le lui paye ; donc elle est impossible »

« Dans tous les temps on s'est plaint de l'excès de population ; dans tous les temps la propriété s'est trouvée gênée de la présence du paupérisme, sans s'apercevoir qu'elle seule en était cause : aussi rien n'est plus curieux que la diversité des moyens qu'elle a imaginés pour l'éteindre. L'atroce et l'absurde s'y disputent la palme »

« Le pouvoir séculier des nations chrétiennes ordonna tantôt des taxes sur les riches, tantôt l’expulsion et l’incarcération des pauvres, c'est-à-dire d'un côté la violation du droit de propriété, de l'autre la mort civile et l'assassinat »

« Si, avec les économistes, nous considérons le travailleur comme une machine vivante, le salaire qui lui est alloué nous apparaîtra comme la dépense nécessaire à l'entretien et à la réparation de cette machine »

« Il est démontré que nul homme ne peut s'enrichir sans qu'un autre s'appauvrisse »

« Des insulaires pourraient-ils, sans crime, sous prétexte de propriété, repousser avec des crocs de malheureux naufragés qui tenteraient d'aborder sur leurs côtes ? L'idée seule d'une pareille barbarie révolte l'imagination. Le propriétaire, comme un Robinson dans son île, écarte à coup de pique et de fusil le prolétaire que la vague de la civilisation submerge, et qui cherche à se prendre aux rochers de la propriété. Donnez-moi du travail, crie celui-ci de toute sa force au propriétaire ; ne me repoussez pas, je travaillerai pour le prix que vous voudrez. - Je n'ai que faire de tes services, répond le propriétaire en présentant le bout de sa pique ou le canon de son fusil. - Diminuez au moins mon loyer. - J'ai besoin de mes revenus pour vivre. - Comment pourrai-je vous payer, si je ne travaille pas ? - C'est ton affaire. Alors l'infortuné prolétaire se laisse emporter au torrent, ou, s'il essaye de pénétrer dans la propriété, le propriétaire le couche en joue et le tue »

 

 

Chapitre V – Exposition psychologique de l'idée de juste et d'injuste, et la détermination du principe du gouvernement et du droit

 

  « La propriété est impossible ; l'égalité n'existe pas. La première nous est odieuse, et nous la voulons ; la seconde domine toutes nos pensées, et nous ne savons la réaliser »

 

-Première Partie-

 

Paragraphe I – Du sens moral dans l'homme et dans les animaux

 

  Proudhon reprend la définition de l'homme formulée par Aristote, « l'homme est un animal parlant et social ». Ainsi, la qualité de l'homme est l'animalité, mais c'est un animal qui parle et qui vit en société. Le sentiment moral du bien et du mal est une excitation de l'instinct social. Cependant, dire que l'homme est un animal qui vit en société ne nous renseigne pas beaucoup sur lui, car beaucoup d'animaux forment aussi des sociétés.
Proudhon pose alors la question du droit, et le définit comme étant « l'ensemble des principes qui régissent la société », ainsi, « pratiquer la justice, c'est obéir à l'instinct social ». La nature de l'homme est d'avoir de l'empathie pour ses semblables, et donc quand il est mauvais, il va contre sa nature. Mais cela ne le diffère pas tellement des animaux qui eux aussi sont naturellement bons entre congénères de la même espèce, tout en pouvant aller jusqu'à se battre pour des conflits liés à la nourriture ou encore à la reproduction. Donc l'instinct social existe dans l'homme et dans la bête, il ne diffère que par le degré et non par la nature.
La société « a pour but, chez l'homme, la conservation de l'espèce et de l'individu, chez les animaux, beaucoup plus la conservation de l'espèce ». Ce qui nous différencie des animaux, c'est que nous sommes conscients de notre sociabilité, c’est-à-dire que nous sommes conscients « qu'il est nuisible, d'abord aux autres, ensuite à nous-mêmes de résister à l'instinct de société qui nous gouverne, et que nous appelons justice ». Ce qui nous sépare de l'animal, c'est une différence d'intelligence, qui, si elle nous fait mieux voir le bien et le mal, « n'établit pas, relativement à la moralité, une différence essentielle entre l'homme et les bêtes ».

 

Paragraphe II – Du premier et du second degré de la sociabilité

 

  Nous sommes naturellement attirés vers l'autre, et cela de façon spontanée et désordonnée. « La sociabilité, à ce degré, est une sorte de magnétisme que la contemplation d'un être semblable à nous réveille ». Cette sociabilité est semblable chez tous les animaux, et donc ne pose pas l'homme comme supérieur à la bête.
« Le second degré de la sociabilité est la justice, que l'on peut définir, reconnaissance en autrui d'une personnalité égale à la nôtre ». Les animaux aussi font l'expérience de cette reconnaissance en autrui, mais eux ne l'éprouvent que par l'instinct, alors que l'homme l'éprouve d'une part par l'instinct, et d'autre part par la connaissance. C'est-à-dire que l'homme donne à cette reconnaissance en autrui un caractère moral. Cette nouvelle connaissance relève de l'idée du juste. La justice, qui relève de l'idée du juste, est perçue « sous la catégorie des quantités égales », et est le « produit de la combinaison d'une idée et d'un instinct ».

 

Paragraphe III – Du troisième degré de la sociabilité

 

  Les animaux ont des aptitudes égales entre individus d'une même espèce. C'est-à-dire qu'instinctivement chacun d'eux sait faire la même chose que son congénère, de ce fait, ils n'ont pas besoin de l'aide de leurs voisins. À la différence des animaux, les hommes communiquent par la pensée avec leurs semblables. Ils s'associent, profitant tous des aptitudes de chacun.
Les animaux « se voient, se sentent, ils sont en contact, ils ne se pénètrent pas ». « L'homme n'est homme que par la société, laquelle, de son coté, ne se soutient que par l'équilibre et l'harmonie des forces qui la composent ».
Chez les animaux la société « est en mode simple », Chez l'homme, « elle est en mode composé ».
En reconnaissant sa véritable puissance comme étant l'instrument de la nature, il sait qu'il est tout entier au service de la société sans laquelle il ne peut rien, et c'est par cette double connaissance que « l'homme se distingue, s'élève et atteint un degré de moralité sociale auquel il n'est pas donné à la bête de parvenir ». En d'autres mots, l'homme se dévoue à l'homme, et puisque l'homme est tout entier à la société, il se dévoue à la société. Ce dévouement a trois nuances distinctes : La générosité, la reconnaissance, l'amitié. Ces trois nuances sont le degré le plus haut de la sociabilité que Proudhon nomme équité ou proportionnalité sociale. « L'équité est la sociabilité élevée par la raison et la justice jusqu'à l'idéal ». L'équité est le produit de l'instinct social, de la réflexion et de notre faculté d'apprécier et d'idéaliser. L'équité « est déterminée par notre mode d'association composée, dans lequel l'inégalité, ou pour mieux dire la divergence des facultés et la spécialité des fonctions, tendant par elle-même à isoler les travailleurs, exigeait un accroissement d’énergie dans la sociabilité ». Voilà pourquoi l'oppression est haïssable et pourquoi la société ne peut tolérer qu'un seul homme possède tous les capitaux.
De là, Proudhon déduit que la parfaite communion ne peut exister qu'entre individus de la même espèce. Et poussant son raisonnement plus loin, il conclut « que si jamais Dieu se met en communication immédiate avec l'homme, il devra se faire homme ».
En fait Proudhon montre que l'égalité des conditions n'est pas qu'un fait relevant de l'économie politique, mais qu'elle relève aussi d'un facteur psychologique.
Et si l'égalité des conditions n'a jamais été réalisée, « c'est que nous n'avons pas encore franchi la période des systèmes, et que nous ne cessons de mettre l'autorité des majorités délibérantes à la place des faits ». Et donc la propriété qui est cause de tant d'injustice et de méfiance, la propriété qui mène irrémédiablement à la guerre de tous contre tous, fait barrage à l'équité.
« La place du vrai publiciste [...] est d'imposer silence aux inventeurs et aux charlatans, et d'accoutumer le public à ne se payer que de démonstrations, non de symboles et de programmes ».
« Pour moi, j'en ai fait le serment, je serai fidèle à mon œuvre de démolition, je ne cesserai de poursuivre la vérité à travers les ruines et les décombres ».
Proudhon conclut le paragraphe avec une nouvelle question : « La propriété abolie, quelle sera la forme de la société ? Sera-ce la communauté ? »

 

 

-Seconde Partie-

 

Paragraphe I – Des causes de nos erreurs : origine de la propriété

 

  « La propriété n'étant pas notre condition naturelle, comment s'est-elle établie ? Comment l'instinct de société, si sûr chez les animaux, a-t-il failli dans l'homme ? Comment l'homme, né pour la société, n'est-il pas encore associé ? »
Pour Proudhon, l'homme ne naît pas mauvais. En ce sens, il adhère à la thèse de Rousseau qui dit que l'homme naît bon mais que les institutions le rendent mauvais. Proudhon ajoute que l'homme n'est pas incurable et qu'il peut être bon. Il semble reprendre vaguement une forme altérée de la dialectique hégélienne pour justifier sa proposition : la forme du moi est altérée par une dialectique avec l'autre. Cette dialectique est nécessaire par le fait que l'homme est associé en mode composé. Dans cette dialectique réside le vrai, c’est-à-dire l'équité qui opère un dépassement des déterminations finies.
Le problème que rencontre l'homme à l'instauration d'une société juste est le désaccord profond qui naît de sa sociabilité et de sa personnalité, deux naturels antagonistes. Chez lui, la même intelligence calcule à la fois la justice et ses besoins propres, l'autre et lui-même, et dans ces deux tensions il ne trouve pas l'accord. Les animaux, ayant leur fonction dictée par leur instinct, ne rencontrent pas ce déchirement de l'âme.
Ainsi le mal moral vient de notre faculté de réfléchir. « Le paupérisme, les crimes, les révoltes, les guerres, ont eu pour mère l'inégalité des conditions, qui fut fille de la propriété, qui naquit de l'égoïsme, qui fut engendrée du sens privé, qui descend en ligne directe de l'autocratie de la raison. L'homme n'a commencé ni par le crime, ni par la sauvagerie mais par l'enfance, l'ignorance, l'inexpérience ».
Proudhon propose alors l'idée de communauté. « La communauté […] est le but nécessaire, l'essor primordial de la sociabilité […] : c'est pour l'homme, la première phase de la civilisation ».


Paragraphe II – caractères de la communauté et de la propriété

 

  Proudhon commence par montrer toutes les tentatives de communautés qui selon lui ont toujours été des échecs. Toute la difficulté est de ne pas répéter les erreurs des précédentes formes de communauté, car si la communauté refuse le droit de propriété, elle fait l'erreur de s'accorder à elle-même ce droit, devenant ainsi la propriétaire de tous les biens de la communauté mais aussi de toutes les volontés individuelles qui la composent. « La communauté est l'exploitation du fort par le faible […] et l'inégalité vient de la médiocrité du talent et du travail, glorifiée à l'égal de la force ». Dans la communauté, il est impossible de donner libre court à ses aspirations personnelles, car elle oblige chaque individu qui la compose à suivre rigoureusement sa volonté. En sorte que la communauté veut marcher comme un seul homme, à la manière de la société idéale pensée par Hobbes deux siècles plus tôt. Proudhon voit dans ce modèle de communauté politique le viol de l'autonomie de la conscience et de la liberté, car d'un côté elle comprime la spontanéité des puissances individuelles et de l'autre, elle récompense à la même hauteur talent et bêtise.
Proudhon cherche l'origine du droit, et relève le droit de la force qui prend par la force physique, et le droit de ruse qui prend par la force psychique. « Du droit de ruse sont issus les bénéfices de l'industrie, du commerce et de la banque […] enfin toutes les espèces d'inégalités sociales ». Les victoires de la justice se sont faites « d'instinct et par la force des choses », mais Proudhon envisage que la véritable réforme sociale sera le produit de notre réflexion. Mais alors quelle forme aura le gouvernement ? Proudhon ne se dit ni démocrate, ni monarchiste, ni constitutionnel, ni aristocrate, mais anarchiste. « Quoique très ami de l'ordre, je suis, dans toute la force du terme, anarchiste ». Quel que soit le régime, « le gouvernement de l'homme par l'homme est illégal et absurde ». Plus l'homme est ignorant, plus il obéit aveuglément à celui qui est son chef. Mais du moment qu'il raisonne sur les ordres qu'il reçoit, il commence à devenir désobéissant et à se révolter.
Plus une société est développée intellectuellement, plus l'homme se sert de son propre entendement et est sous la direction de lui-même. Pour Proudhon, l'avènement de la raison et de l'égalité sera mené par un socialisme scientifique : « la souveraineté de la volonté cède devant la souveraineté de la raison, et finira par s'anéantir dans un socialisme scientifique ».
Ce que Proudhon nomme l'anarchie, c'est une absence de maître, c’est-à-dire que ce n'est plus la volonté de l'homme qui est la loi, les hommes sont des associés et les questions politiques sont réglées par les statistiques, c’est-à-dire par la science et non par la volonté d'un homme ou d'un groupe d'hommes. « Comme l'homme cherche la justice dans la loi, la société cherche l'ordre dans l'anarchie ».

 

Paragraphe III – Détermination de la troisième forme sociale. Conclusion


  Dans ce paragraphe, Proudhon donne son système politique

« Si nous concevons une société fondée sur ces quatre principes égalité, loi, indépendance, proportionnalité, nous trouvons :
l - Que l'égalité consistant seulement dans l'égalité des conditions, c'est-à-dire des moyens, non dans l'égalité de bien-être, laquelle avec des moyens égaux doit être l'ouvrage du travailleur, ne viole en aucune façon la justice et l'équité.
2 - Que la loi, résultant de la science des faits, par conséquent s'appuyant sur la nécessité même, ne choque jamais l'indépendance.
3 - Que l'indépendance respective des individus, ou l'autonomie de la raison privée, dérivant de la différence des talents et des capacités, peut exister sans danger dans les limites de la loi.
4 - Que la proportionnalité, n'étant admise que dans la sphère de l'intelligence et du sentiment, non dans celle des choses physiques, peut être observée sans violer la justice ou l'égalité sociale.
Cette troisième forme de société, synthèse de la communauté et de la propriété, nous la nommerons LIBERTÉ […] La liberté est égalité, parce que la liberté n’existe que dans l’état social, et que hors de l’égalité il n’y a pas de société.
La liberté est anarchie, parce qu’elle n’admet pas le gouvernement de la volonté, mais seulement l’autorité de la loi, c’est-à-dire de la nécessité.
La liberté est variété infinie, parce qu’elle respecte toutes les volontés, dans les limites de la loi.
La liberté est proportionnalité parce qu’elle laisse toute latitude à l’ambition du mérite et à l’émulation de la gloire ».

 

"Neuf propositions pour vaincre la propriété"

« I. La possession individuelle est la condition de la vie sociale ; cinq mille ans de propriété le démontrent : la propriété est le suicide de la société. La possession est dans le droit ; la propriété est contre le droit. Supprimez la propriété en conservant la possession ; et, par cette seule modification dans le principe, vous changerez tout dans les lois, le gouvernement, l’économie, les institutions : vous chassez le mal de la terre.

II. Le droit d’occuper étant égal pour tous, la possession varie comme le nombre des possesseurs ; la propriété ne peut se former.

III. L’effet du travail étant aussi le même pour tous, la propriété se perd par l’exploitation étrangère et par le loyer.

IV. Toute capacité travailleuse étant, de même que tout instrument de travail, un capital accumulé, une propriété collective, l’inégalité de traitement et de fortune, sous prétexte d’inégalité de capacité, est injustice et vol.

V. Le commerce a pour conditions nécessaires la liberté des contractants et l’équivalence des produits échangés : or, la valeur ayant pour expression la somme de temps et de dépense que chaque produit coûte, et la liberté étant inviolable, les travailleurs restent nécessairement égaux en salaires, comme ils le sont en droits et en devoirs.

VI. Les produits ne s’achètent que par les produits : or, la condition de tout échange étant l’équivalence des produits, le bénéfice est impossible et injuste. Observez ce principe de la plus élémentaire économie, et le paupérisme, le luxe, l’oppression, le vice, le crime, avec la faim, disparaîtront du milieu de nous.

VII. Les hommes sont associés par la loi physique et mathématique de la production, avant de l’être par leur plein acquiescement : donc l’égalité des conditions est de justice, c’est-à-dire de droit social, de droit étroit ; l’estime, l’amitié la reconnaissance, l’admiration, tombent seules dans le droit équitable ou proportionnel.

VIII. L’association libre, la liberté, qui se borne à maintenir l’égalité dans les moyens de production, et l’équivalence dans les échanges, est la seule forme de société possible, la seule juste, la seule vraie.

IX. La politique est la science de la liberté : le gouvernement de l’homme par l’homme, sous quelque nom qu’il se déguise, est oppression ; la plus haute perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie. »



- César Valentine -

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