Locke : Théorie politique de l'appropriation (1962)


LOCKE : THÉORIE POLITIQUE DE L'APPROPRIATION

(Abrégé résumé du chapitre sur Locke dans le livre de Macpherson "La théorie politique de l'individualisme possessif (1962)" - César Valentine)



John Locke 1632 - 1704 Angleterre, il rédige le "Second traité du gouvernement" en 1690

Crawford Brough Macpherson 1911 -1987 Canada

Je ne suis pas en accord avec l'analyse de Macpherson qui me semble déformer la pensée de Locke. Mais l'analyse reste intéressante. 

 

 

 

I. Le dessein de Locke

 

Le projet de Locke est d'affirmer et de justifier un droit naturel à la propriété individuelle.

Les hommes s'associent dans des sociétés civiles pour protéger leurs propriétés.

Les hommes possèderaient un droit naturel de propriété antérieur à l'existence de la société civile.

 

Il y a une ambiguïté dans la définition de ce qu'est une propriété chez Locke. Il donne deux définitions différentes du mot propriété : 

  • Vie, liberté, bien
  • Bien mobilier et immobilier

 

L'homme a un droit naturel de propriété, le gouvernement a pour but de protéger la propriété.

 

 

II. Les restrictions du droit initial

 

Le droit de propriété est étrangement fondé sur le droit naturel qui donne la terre en commun aux hommes.

Les hommes ont le droit dès leur naissance à leur conservation : nourriture, boissons, objets nécessaires. Ils doivent donc se les approprier.

 

Chacun est propriétaire de lui-même. Personne d'autre que nous-même a de droit sur notre corps. Le travail de notre corps et le produit de nos mains nous appartiennent.

 

Le produit du travail de l'homme devient sa propriété dès lors qu'il reste assez pour les autres, qu'il ne gaspille pas, et que c'est l'ouvrage de ses mains.

Donc trois restrictions à la propriété : 

  1. Laisser assez aux autres
  2. Ne pas gaspiller
  3. Travailler avec ses mains

 

L'appropriation de la terre répond aussi à ces trois restrictions.

 

Or Locke ne peut en rester là, car il veut justifier le droit de propriété des paysans propriétaires de son temps. Car comment prouver que ces propriétaires ont laissé à leurs concitoyens assez de terre et d'assez bonne qualité ?

Sa thèse va déboucher sur la justification d'un droit illimité à l'appropriation naturelle qui transcende toutes les restrictions initiales.



III. L'abrogation des restrictions

 

Avec l'intervention de la monnaie, les terres inoccupées disparaissent.

L'usage de la monnaie annule les restrictions naturelles à l'appropriation : restriction sur ce qui est périssable car l'argent ne se gâte pas.

Donc chacun peut légitimement posséder plus qu'il ne peut utiliser lui-même.

 

a. La restriction fondée sur la notion de gaspillage

 

La restriction qui interdisait le gaspillage a été abrogée par l'introduction de la monnaie. L'argent est incorruptible, l'homme peut donc en accumuler des quantités illimitées.

Mais alors pourquoi posséder plus que ce qui est utile ? Et pourquoi ce désir de posséder plus n'existait pas avant l'introduction de l'argent ?

Le désir de posséder plus apparaît avec la monnaie.

À première vue on pense à un désir d'accumuler, d'amasser, de thésauriser. Mais c'est paradoxal puisque l'homme est rationnel et moral selon Locke.

En fait, c'est plus clair quand on conçoit que Locke est un partisan du mercantilisme. L'accumulation de l'or accélère le commerce et le volume des échanges, mais il n'est pas une fin en soi, ce n'est pas une accumulation non utilisée.

Le but est de transformer l'argent et les terres en capital. L'introduction de l'argent est l'occasion, et la raison nouvelle, d'agrandir ses possessions. Cela est vu comme une nouvelle raison de vivre plus généreusement des produits de sa propre industrie. Cette consommation généreuse, c'est le commerce. Le commerce c'est le fait d'attirer l'argent par la vente des produits.

Locke ne dénonce donc pas la soif de l'or. Pour lui, la monnaie et le capital sont la même chose (monnaie = capital). La monnaie et le capital sont assimilés à la terre. C'est-à-dire que la monnaie est une marchandise, elle a une valeur car elle est une marchandise qui peut s'échanger contre d'autres marchandises.

 

Le prêt à intérêt est équitable, Locke opère donc une rupture avec la conception médiévale sans pour autant la rejeter. Effectivement, la terre produit naturellement quelque chose de nouveau, l'argent est stérile et ne produit rien. Or l'argent en est venu à se confondre avec la terre, c'est-à-dire à produire un intérêt grâce à un contrat entre parties inégales.

C'est l'inégale répartition de l'argent qui crée sa valeur en tant que capital. La source de cette inégalité n'est pas explicitée : "c'est la force des choses et la constitution de la société humaine".

L'argent, plus qu'un moyen d'échange, est un capital. L'agriculture, l'industrie et le commerce ont pour but l'accumulation du capital. La finalité de l'activité économique est la richesse de la nation plutôt que celle des particuliers.

 

La richesse c'est l'abondance d'or qu'on possède. La puissance c'est le nombre d'hommes qu'on possède. Le commerce favorise les deux en accroissant les biens, et les individus s'accroissent à leur tour mutuellement.

 

Il ne faut donc pas tout consommer car il faut accumuler du capital. C'est le capital qui fait la richesse d'une nation. Ainsi le désir de posséder plus qu'il n'en faut n'est pas le désir de l'avare, c'est le désir de constituer un capital.

L'argent rend donc légitime l'accumulation des terres. Il est désormais possible d'échanger des produits périssables contre des biens incorruptibles. La restriction naturelle relative au gaspillage n'a plus lieu de s'appliquer à l'accumulation des terres et au capital.

Locke vient de justifier l'appropriation capitaliste de la terre et de l'argent. Or, ce droit d'appropriation, que Locke vient de justifier, est un droit naturel que les hommes possèdent dans l'état de nature. Locke dit que l'usage de la monnaie découle d'un consentement tacite, il n'y a pas eu contrat comme dans les liens de la société.

L'usage de la monnaie est donc antérieur à la société civile.

Ainsi, dans l'état de nature, Locke place trois choses :

  1. L'argent
  2. L'inégalité de la propriété foncière
  3. L'abrogation de la notion de gaspillage qui limite la superficie des terres qu'on peut s'approprier

 

Cela semble paradoxal avec sa première définition de l'état de nature. Mais c'est que l'état de nature conçu par Locke est un mélange d'imagination historique et d'abstraction logique.

Historiquement, une économie marchande sans société civile paraît improbable, mais elle peut se concevoir en tant qu'abstraction logique. Les hommes décident de donner une valeur à l'argent et d'appliquer un code d'honnêteté commerciale sans pour autant instituer un pouvoir civil, car le respect de la parole appartient aux hommes en tant qu'hommes et non en tant que membres de la société.

Il faut bien comprendre que c'est la raison naturelle qui nous a fait créer la monnaie et qui nous fait faire des contrats.

 

Il y a donc trois stades (Les deux premiers sont dans l'état de nature, le troisième est dans l'état social) :

  1. Avant le consentement d'utiliser l'argent : pas d'inégalité
  2. Après le consentement d'utiliser l'argent : naissance des inégalités (moralement légitimes).
  3. Institution de la société civile : chacun remet ses pouvoirs à la majorité pour faire respecter les contrats.

 

b. La restriction fondée sur la notion de suffisance

 

Tout individu a le droit de s'approprier ce qu'il veut dès lors que ce qui reste suffit aux autres en quantité et en qualité. 

Cette restriction a elle aussi été abrogée par le consentement qui a institué la monnaie. Ainsi, on peut dire que consentir à l'argent c'est consentir implicitement aux conséquences de cet usage. 

Mais ce n'est pas tout. Une terre cultivée produit beaucoup plus qu'une terre laissée en friche. L'accroissement de la productivité compense le manque de terre dont souffrent ceux qui n'en n'ont pas, mais à condition bien sûr qu'il y ait une répartition du bénéfice. 

Pour Locke, le journalier qui ne possède rien obtient le minimum vital, et ce minimum procure un niveau de vie supérieur au niveau de vie dans une société où il n'y a pas d'appropriation. La propriété privée augmente ainsi le niveau de vie. C'est donc grâce à l'appropriation que les non-propriétaires ont un niveau de vie supérieur.

"Chez diverses nations américaines, le roi d'un territoire vaste et productif se nourrit, se loge et s'habille plus mal qu'un travailleur à la journée en Angleterre".

De fait, ce qui importe dans cette logique, ce sont les fins (fournir des moyens d'existence) et non les moyens (laisser aux autres assez de terre). Et donc au lieu d'un mal, l'appropriation illimitée est vue comme un bien.

 

Dès lors, la restriction fondée sur la notion de suffisance opère différemment. Le droit à s'approprier les moyens de subsistance n'entraîne plus le droit à l'égalité de la propriété. La règle originelle n'exige plus qu'il reste assez de terre en quantité et en qualité pour les autres.

Locke fait intervenir deux arguments pour justifier l'appropriation illimitée :

  1. Argument logique : consentir à l'usage de l'argent implique consentir aux conséquences de cet usage
  2. Arguments utilitaire : là où les terres sont entièrement appropriées et exploitées, le niveau de vie des hommes qui n'ont pas de terre est plus élevé que là où cette appropriation n'a pas été menée à son terme

 

Ainsi on voit qu'on peut respecter de deux manières le droit naturel qu'a tout homme de se procurer par son travail les moyens de subsister :

  1. Quand la terre est abondante : chacun a le droit de s'approprier de la terre car cela ne lèse personne
  2. Quand la terre est rare : établir un ensemble de règles qui assurent aux hommes les moyens de subsister par leur travail.

 

Cette seconde manière est la conséquence naturelle de l'apparition de la monnaie. L’appropriation illimitée ne contredit donc pas le droit naturel de l'homme.

 

c. La prétendue restriction fondée sur la notion de travail

 

Locke fonde sa justification de l'appropriation individuelle sur la notion de travail. Mais alors comment justifier qu'on puisse s'approprier ce à quoi on n'a pas mêlé son travail (comme cela se passe dans le droit à l'appropriation illimité de la terre).

Rappelons les deux affirmations de Locke :

  1. On a la propriété de sa personne
  2. Le fruit de notre travail est notre propriété

Mais ces deux affirmations n'empêchent pas que les hommes aient le droit d'aliéner leur travail et de l'échanger contre un salaire.

Et d'ailleurs plus on soutient que le travail est une propriété, plus il est aliénable. Puisqu’au sens bourgeois, la propriété c'est ce dont on use ou jouit, mais c'est aussi ce qu'on peut échanger, donc aliéner.

Un homme libre peut vendre son travail en échange d'un salaire. Le travail ainsi vendu devient la propriété de l'acheteur.

Pour Locke, les rapports sociaux fondés sur le salaire sont donc légitimes. Il est difficile de dire si le salariat existe dans l'état de nature ou s'il existe seulement dans la société civile, même s’il est probable que, pour Locke, le salariat existe dans l'état de nature.

Ce qui est certain, c'est que pour Locke dans une société où toutes les terres sont appropriées, il y a nécessairement l'existence du travail salarié, donc un marché du travail, de la même façon qu'il y a un marché des biens et des capitaux.

Pour la pensée du 17e siècle ces deux types de marchés sont indispensables à la production capitaliste.

 

L'accord qui institue la société civile ne crée aucun nouveau droit. Cet accord ne fait que transférer à l'autorité civile le pouvoir que les hommes possédaient dans l'état de nature, de protéger leurs droits naturels.

La société civile se borne à faire respecter les principes de la loi naturelle, elle ne peut pas outrepasser la loi naturelle.

 

Locke admet comme un droit naturel le fait que l'homme puisse aliéner son travail, cependant l'homme n'a pas le droit d'aliéner sa vie.

Il distingue la vie et la propriété puisque le droit naturel interdit de détruire sa propre vie, et de priver un tiers de sa vie ou de ses biens. Seul Dieu est juge de cela.

Locke distingue donc l'esclave de l'homme libre qui reçoit un salaire : l'esclave a accordé à un tiers un droit arbitraire sur sa vie, le salarié ne fait qu'échanger son travail contre un salaire.

Donc la force de travail est une marchandise mais la vie reste sacrée et inaliénable.

Mais finalement Locke se voile la face en refusant d'admettre que l'aliénation constante par le travail équivaut en fait à l'aliénation de la vie et de la liberté.

 

 

IV. L'exploit de Locke

 

Sa nouveauté c'est de dire que le travail de l'homme lui appartient. C'est-à-dire que l'homme est libre d'échanger sa force de travail, par contrat, contre un salaire. Cette affirmation constitue le fondement moral de l'appropriation bourgeoise. Sa théorie de la propriété est une justification du droit naturel de l'individu à l'inégalité des possessions et à l'appropriation illimitée. De plus, l'homme n'est donc pas redevable à la société civile de son travail et de ce qu'il produit car la propriété absolue de l'individu c'est son travail. C'est le travail, et non la société civile, qui crée la valeur et qui justifie l'appropriation. On ne peut ainsi produire aucune revendication morale contre l'appropriation individuelle. 

La tradition voyait dans la propriété et le travail, des fonctions sociales, et qu'être propriétaire entraînait des obligations envers la société : c'est cette théorie que Locke détruit.



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