Baudrillard - La société de consommation (1970)


LA SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION (1970)

Abrégé résumé du livre de Baudrillard par César Valentine

 

Jean Baudrillard est un sociologue et philosophe français (post-structuralisme, marxisme économique, 1929-2007)

 

Dans ce livre, Baudrillard montre comment toutes nos relations sociales sont de plus en plus structurées par la consommation généralisée. Selon Baudrillard, l'homme ne consomme plus pour satisfaire des besoins, mais pour se différencier. Cette course à la différenciation a pour effet une individuation généralisée qui, paradoxalement,  rend les hommes semblables en évacuant de plus en plus leurs singularités par nature contradictoires. Ainsi plongé au milieu d'un monde d'objets et de services, l'homme tend à devenir objet, à devenir fonctionnel.

Pour qu'il y ait consommation, la société doit détruire tout ce qu'elle produit. Elle ne détruit pas que les objets, mais aussi les structures historiques et culturelles. Une fois détruites, ces dernières sont reproduites de façon factice par le pouvoir des signes. En somme, selon Baudrillard, la société de consommation en vient inévitablement à "maquiller" l'homme, et à détruire en lui tout ce qu'il y a de véritable.

C'est la "Matrix"...

 

 

I. La liturgie formelle de l'objet

 

Nous ne sommes plus environnés par d'autres hommes, comme l'étaient nos ancêtres, mais par des objets. Comme l'enfant-loup devient loup à force de vivre avec eux, nous devenons fonctionnels, objets.

Aujourd'hui, nous regardons les objets naître, s'accomplir et mourir, alors que de tout temps c'était les objets qui survivaient aux hommes (art, architecture …). cette faune d'objets n'est pas dominée par des lois écologiques naturelles, mais par la loi de la valeur d'échange.

 

La profusion et la panoplie

Il y a quelque chose de plus dans l'amoncellement que la somme des produits : L'évidence du surplus, la négation magique et définitive de la rareté.

Les objets s'organisent en panoplie ou en collection. Peu d'objets aujourd'hui se présentent seuls. Le consommateur ne se réfère plus à l'objet dans son utilité spécifique, mais à un ensemble d'objets dans sa signification totale. Les objets ne s'offrent jamais à la consommation dans un désordre absolu.

 

Les centres commerciaux

Dans les centres commerciaux géants, la consommation saisit toute la vie. Dans ces lieux qui manient confort, beauté et efficacité, les clients découvrent les conditions matérielles du bonheur que nos villes anarchiques leur refusaient. Mais dans ces lieux, il ne peut plus y avoir de sens, il n'y a que des combinaisons d'ambiance.

 

Le statut miraculeux de la consommation

Les bienfaits de la consommation ne sont pas vécus comme résultant d'un travail, ils sont vécus comme miracle. Car la technique, invisible, efface à la conscience du consommateur le long processus social de production. De sorte que c'est une pensée magique qui régit la consommation, une mentalité miraculeuse qui régit la vie quotidienne.

La masse des consommateurs vit la profusion comme un effet de nature. Les nouvelles générations sont désormais des héritières : elles héritent des biens, mais surtout du droit naturel à l'abondance.

L'abondance est vécue comme miracle quotidien, non pas à la suite d'un effort, mais comme si nous étions les héritiers légitimes de la technique, du progrès, de la croissance…

 

Le vertige consommé de la catastrophe

La pratique des signes est toujours ambivalente : elle évoque quelque chose que pour nier et refouler cette même chose. La consommation généralisée d'images vise elle aussi à conjurer le réel dans les signes du réel, à conjurer l'histoire dans les signes du changement.

Ce qui caractérise la société de consommation, c'est l'universalité du fait divers dans la communication de masse. Ce qui est cherché, c'est toujours le cœur de l'événement, c'est-à-dire le miracle : je vois quelque chose et je n'y étais pas. En d’autres mots, nous vivons à l'abri des signes, dans la dénégation du réel.

La relation du consommateur au monde réel n'est pas une relation d'intérêt, mais de curiosité. Le consommateur est dans un comportement de curiosité et de méconnaissance vis-à-vis du réel.

Le lieu de la consommation c'est la vie quotidienne. La quotidienneté serait insupportable sans l'alibi d'une participation au monde. Il lui faut ainsi s'alimenter des images que produit la société. Et plus le consommateur exclut le monde réel dans la consommation des images, plus il se sent en sécurité. Mais cela génère une contradiction entre la passivité qu'impliquent ce système de valeurs et les normes de la morale sociale (volontarisme, action, efficacité, sacrifice). D'où l'intense culpabilisation qui s'attache à ce nouveau style de conduite hédoniste, et l'urgence qu'a le système de consommation à déculpabiliser la passivité. Mais pour que soit résolu cette contradiction entre morale puritaine et morale hédoniste, il faut que cette tranquillité de la sphère privée apparaisse comme valeur arrachée, constamment menacée, environnée par un destin de catastrophe. D'où la dramatisation spectaculaire par les mass-media. De fait, la violence et l'inhumanité du monde extérieur permettent d'éprouver et de justifier plus profondément la sécurité.

 

Les nuisances

On ne peut pas objectivement définir la “nuisance” d'un ensemble d'habitation sinistre, ou d'un mauvais film, comme on peut le faire avec la pollution de l'eau. Cependant on observe que les délits d'atteinte à l'intelligence croissent au rythme de l'abondance.

Par ailleurs, le progrès rapide dans la production entraîne l'instabilité de l'emploi provoquant un sentiment d'insécurité. Il faut beaucoup de temps pour se recréer, se recycler, pour récupérer et compenser l'usure psychologique et nerveuse causée par les nuisances multiples (trajet, surpeuplement, stress). De fait, le coût majeur de la société de consommation est le sentiment d'insécurité généralisée qu'elle engendre.

Une partie de la population n'arrivant pas à soutenir le rythme, ils deviennent des laissés-pour-compte. Et même ceux qui restent dans la course le font au prix d'efforts qui les usent.

Un système est inefficace quand son coût est égal ou supérieur à son rendement (Baudrillard souligne toutefois qu'on n’en est pas encore là).

 

Le gaspillage

Le gaspillage est toujours considéré comme une sorte de folie, de démence, de dysfonction de l'instinct. Cette vision trahit le fait que nous ne sommes pas dans une ère d'abondance réelle, mais plutôt dans un état de rareté. Toutes les sociétés ont toujours gaspillé : c'est dans la consommation d'un excédent que les individus se sentent exister (ex : tribus qui sacrifient couvertures, canoës, objets de valeur …). le surcroît de dépenses devient le lieu de production des valeurs, des différences, et du sens. C'est pourquoi traditionnellement le gaspillage était productif. C'est l'inverse dans "l'économique" où la consommation est fondée sur la nécessité, l'accumulation et le calcul.

Donc un des problèmes posés par la consommation est celui-ci : "Les êtres s'organisent-ils en fonction de leur survie, ou en fonction du sens individuel ou collectif qu'ils donnent à leur vie ?", et "L'abondance n'a-t-elle au fond de sens que dans le gaspillage ?".

Pour que l'abondance devienne une valeur, il faut que la différence entre nécessaire et superflu soit significative. C'est le gaspillage qui maintient et manifeste cette différence.

Les grandes vies exemplaires de self-made-men (fondateurs, pionniers, explorateurs) sont devenues celles des vedettes de cinéma, c'est-à-dire de grands gaspilleurs. C'est toujours leur vie par excès qui est exaltée. Ils remplissent une fonction sociale bien précise, par procuration pour tout le corps social : celle de la dépense somptuaire, inutile, démesurée. Cette dilapidation spectaculaire a pour fonction la relance économique de la consommation de masse, qui en rapport à cette élite est une subculture laborieuse.

La caricature de la robe somptueuse que porte la vedette une seule soirée, c'est le slip éphémère 80 % viscose, 20 % acrylique, qui se met le matin et se jette le soir.

Ce qui est produit aujourd'hui ne l'est pas en fonction de sa valeur d'usage ou de sa durée, mais au contraire en fonction de sa mort (obsolescence calculée). L'ordre de production ne survit qu'au prix de ce sabotage, de ce suicide (de son parc d'objets). La publicité réalise ce suicide en ôtant à la valeur d'usage des objets leur valeur/temps, pour les assujettir à leur valeur/mode, et donc au renouvellement accéléré.

La société de consommation a donc besoin de détruire ses objets. Il y a une tendance profonde dans la consommation à se dépasser, à se transfigurer dans la destruction. Donc souvent les objets sont là par défaut, et leur abondance signifie paradoxalement la pénurie. Le stock c'est le signe de l'angoisse, et en disparaissant les objets témoignent de la richesse. La destruction est vouée à devenir une des fonctions première de la société post-industrielle.

 

 

II. Théorie de la consommation

 

L'idéologie égalitaire du bien-être

Tout le discours sur les besoins repose sur la propension naturelle au bonheur. Le mythe du bonheur incarne dans les sociétés modernes le mythe de l'égalité. Pour être le véhicule du mythe égalitaire, le bonheur doit être mesurable. C'est-à-dire du bien-être mesurable par des objets et des signes du confort. Le bonheur intérieur qui n'a pas besoin de preuves est donc exclu de l'idéal de consommation. Puisque le bonheur est exigence d'égalité, il doit se signifier avec des critères visibles.

La révolution du bien-être est l'héritière de la révolution bourgeoise qui a érigé l'égalité sans pouvoir, ou vouloir, la réaliser à fond. L'égalité réelle qui était demandé est devenue une égalité devant l'objet, c'est-à-dire devant les signes évidents de la réussite sociale et du bonheur.

L'équilibre est le fantasme idéal des économistes, mais toute société produit de la différenciation, de la discrimination sociale. Dans notre société, c'est la croissance elle-même qui est fonction de l'inégalité.

 

Les nouvelles ségrégations

Les objets de consommation courante deviennent de moins en moins significatifs du rang social. Mais les inégalités ne sont pas pour autant réduites, elles sont transférées. Le savoir et le pouvoir vont devenir les deux grands biens rares de nos sociétés d'abondance.

Par ailleurs, la ségrégation dans l'habitat, sans être nouvelle, tend à devenir décisive. Les objets ont aujourd'hui moins d'importance que l'espace et que le marquage social des espaces.

Il n'y a de droit à l'espace qu'à partir du moment où il n'y a plus d'espace pour tout le monde, et où l'espace et le silence sont le privilège de certains aux dépens des autres. Le droit à l'air pur signifie la perte de l'air pur comme bien naturel, son passage au statut de marchandise, et sa redistribution sociale inégalitaire.

Le progrès du système capitaliste (et à la fois le déclin social), c'est la transformation de toutes les valeurs concrètes et naturelles en sources de profit économique et de privilège social.

 

Signe d’hérédité

La naissance donne un statut. Le statut équivaut à une légitimité héréditaire. Cet idéal d'un statut de naissance hante l'environnement des objets. D'où le prestige particulier de l'objet ancien, qui est signe d'hérédité, de valeur infuse, de grâce irréversible.

 

Différenciation et société de croissance

La logique sociale de la consommation est une logique de la production et de la manipulation des signifiants sociaux. On ne consomme jamais l'objet en soi (dans sa valeur d'usage), on manipule toujours les objets comme signes qui vous distinguent, soit en vous distinguant des autres et en vous affiliant à votre propre groupe pris comme référence idéale, soit en vous démarquant de votre groupe par référence à un groupe de statut supérieur. Mais l'individu n’en est pas conscient et vit ses conduites distinctives comme liberté, comme choix, et non comme contrainte de différenciation.

Le champ de la consommation est un champ social structuré. Les biens, les besoins, les traits de culture, transitent d'une élite directrice vers les autres catégories sociales. Nul besoin n'émerge spontanément du consommateur de base.

Il n'y a pas de limite aux besoins de l'homme en tant qu'être social (c'est-à-dire en tant que producteur de sens, et en tant que relatif aux autres en valeur). On peut illustrer cela en prenant pour exemple la nourriture : l'absorption de nourriture est limitée d’un point de vue physiologique, mais le système culturel de la nourriture est indéfini.

L'astuce de la publicité est de toucher chacun en fonction des autres. Elle s'adresse à l'homme dans sa relation différentielle.

Dans un groupe restreint, les besoins comme la concurrence peuvent se stabiliser. Mais dans une société de concentration industrielle et de densité beaucoup plus grande, l'exigence de différenciation augmente encore plus vite que la productivité matérielle. Lorsque la communication se fait totale, les besoins augmentent non par appétit, mais par concurrence.

Le discours de la ville, c'est la concurrence même : mobiles, désirs, rencontres, stimuli, verdict des autres, érotisation continuelle, information, sollicitation publicitaire. Tout cela compose une sorte de destin abstrait de participation collective, sur un fond réel de concurrence généralisée.

La concentration industrielle produit toujours plus de biens. La concentration urbaine produit toujours plus de besoins. Mais la production de besoins (= la différenciation) va plus vite que la productivité matérielle. C'est là le fondement de l'aliénation urbaine.

La société de croissance est le contraire d'une société d'abondance. Il ne peut pas y avoir de place pour les besoins autonomes, il n'y a que les besoins de la croissance qui sont légitimes. Dans le système, il n’y a pas de place pour les finalités individuelles, il n'y a de place que pour les finalités du système. Tout doit servir le système.

De plus, la société de croissance est le contraire d'une société d'abondance, car c'est une société de production de privilèges. Et il n'y a pas de privilèges sans pénurie. Là où il y a privilège, il y a nécessairement pénurie. La croissance n'est pas la démocratie. La profusion est une des causes de la discrimination, elle ne peut donc pas la corriger.

 

L'échange primitif, ou la première société d'abondance

Plus on produit, plus on souligne au cœur de la profusion l'éloignement de l'abondance. L'abondance étant l'équilibre de la production et des finalités humaines. La société de croissance satisfait les besoins de l'ordre de production et non les besoins de l'homme. Le système repose sur la méconnaissance des besoins de l'homme. L'abondance est donc niée au profit du règne organisé de la rareté.

Les primitifs ne possédaient rien en propre, ils n'étaient pas obsédés par leurs objets qu'ils jetaient pour mieux se déplacer. Ils dormaient beaucoup et avaient confiance en la richesse des ressources naturelles.

Notre système est marqué par une angoisse radicale et catastrophique qui est l'effet de la concurrence généralisée.

L'imprévoyance et la prodigalité collectives, caractéristique des sociétés primitives, sont le signe de l'abondance réelle. Nous, nous n'avons que les signes de l'abondance.

La pauvreté n'est ni une faible quantité de bien, ni un rapport entre des fins et des moyens. La pauvreté est un rapport entre les hommes.

Ce qui fonde la confiance des primitifs, et qui fait qu'ils vivent l'abondance même dans la faim, c'est la transparence et la réciprocité des rapports sociaux.

Aucune monopolisation (de la nature, du sol, des instruments et produit du travail) ne vient bloquer les échanges et instituer la rareté. L'accumulation est toujours la source du pouvoir.

La richesse n'est pas fondée dans les biens, mais dans l'échange concret entre les personnes. La véritable richesse est donc illimitée.

Dans l'échange primitif, chaque relation ajoute à la richesse sociale. Dans nos sociétés différentielles, chaque relation sociale ajoute au manque individuel, car chaque chose possédée est relativisée par rapport aux autres.

Dans nos sociétés affluentes, l'abondance est perdue. Et puisque l'abondance et la richesse sont dans l'organisation sociale elle-même, seule une révolution de l'organisation sociale et des rapports sociaux pourrait changer les choses.

Au lieu de la prodigalité, nous avons la consommation forcée à perpétuité, sœur jumelle de la rareté. En fait nous vivons une pénurie luxueuse et spectaculaire.

 

L'autopsie de l'homo economicus

“L'homme n'est devenu un objet de science pour l'homme que depuis que les automobiles sont devenues plus difficiles à vendre qu'à fabriquer”.

Au XIXe siècle le système industriel a provoqué un dressage horaire et gestuel. Aujourd'hui les processus de consommation provoquent une acculturation forcée.

Le développement économique repose sur des stratégies qui ont pour but de pousser les hommes à ne pas limiter leurs objectifs de revenus et leurs efforts. Mais la consommation n'est pas ce qui produit une satisfaction individuelle harmonieuse (donc limitable selon des normes idéales de nature), la consommation est une activité sociale illimitée. Le système des besoins est le produit même du système de production. Le besoin n’est donc jamais le besoin de tel ou tel objet. Le besoin est besoin de différence (le désir du sens social), il ne peut donc jamais y avoir de satisfaction “accomplie”, ni de “définition” du besoin.

 

Dénégation de la jouissance

La vérité de la consommation c'est qu'elle n'est pas une fonction de jouissance, mais une fonction de production. La consommation n'est  pas individuelle, mais collective.

La consommation assure l'ordonnance des signes et l'intégration du groupe, c'est donc une morale et un système de communication. Voilà pourquoi la consommation en tant qu'organisation structurale dépasse les individus et s'impose à eux selon une contrainte sociale inconsciente.

La consommation n'est jamais jouissance pour soi, autonome et finale. On jouit pour soi mais on ne consomme jamais seul, tous les consommateurs sont impliqués réciproquement. La consommation est un ordre de signification.

 

Le fun système, ou la contrainte de jouissance

L'homme consommateur se considère comme devant jouir. C'est le principe de maximisation de l'existence par la multiplication des contacts, des relations, et par l’usage intensif de signes, d'objets, par l'exploitation de toutes les virtualités de jouissance.

L’homme consommateur est hanté par la peur de “rater” quelque chose, une jouissance quelle qu'elle soit. Il a peur de passer à côté d'une “sensation”.

 

Société civile versus société de consommation

La contradiction profonde de la société civile plongée en société de consommation est que le système doit produire toujours plus d'individualisme consommateur, et est en même temps contraint de réprimer cet individualisme de plus en plus durement. Cette contradiction se résout par une augmentation d'idéologies altruistes bureaucratisées, et d’idéologies intégrées dans le système de la consommation.

Exemple de l'automobile : On fait la promotion de l'automobile et en même temps on appelle à la responsabilité collective et à la moralité sociale. Les contraintes sont donc de plus en plus lourdes.

Donc on dit à l'individu deux choses contraires : D'une part on lui dit que le niveau de consommation est la juste mesure du mérite social, et d'autre part on exige de lui un autre type de responsabilité sociale.

 

Consommato-inconscience

Seul à côté de millions de solitaires, le consommateur est à la merci de tous les intérêts.

La possession dirigée de biens de consommation est individualisante, désolidarisante, déshistorisante. Les consommateurs sont inconscients et inorganisés, comme l'étaient les ouvriers du début du XIXe siècle. Les consommateurs sont partout exaltés, flattés, chantés, comme le peuple est exalté par la démocratie pourvu qu'il y reste (c'est-à-dire n'intervienne pas sur la scène politique et sociale).

 

Le culte de la personnalité

Ce qui est le plus demandé aujourd'hui, ce n'est ni une machine, ni une fortune, ni une œuvre : c’est une personnalité.

Mais “la personne” en tant que valeur absolue, avec ses traits irréductibles, avec ses passions, sa volonté, son caractère ou sa banalité, cette personne est absente, morte, balayée par notre univers fonctionnel.

C'est cette personne absente, cet être perdu, qui va se personnaliser par la force des signes différentiels de la société de consommation.

 

La production industrielle des différences

Le système de la consommation, c'est la production industrielle des différences.

Les différences réelles font des personnes, des êtres contradictoires. Les différences personnalisantes n’opposent plus les individus mais les hiérarchisent et les font converger dans des modèles. Donc se différencier, c'est s’affilier à un modèle et se dessaisir de toute singularité.

Il y a dans “personnalisation” un effet semblable à celui de “naturalisation”. Dans l'environnement on restitue la nature comme signe après l'avoir détruite dans la réalité. On abat une forêt pour y bâtir un ensemble baptisé “Cité verte”, où l'on replante quelques arbres qui feront nature. Le “naturel” qui hante toute la publicité est ainsi un effet de “make up”, ou en d'autres mots, un maquillage. Exemple : telle crème donne à votre peau cet éclat naturel dont vous rêvez.

La logique de la personnalisation est la même : abolition des différences réelles entre les hommes et homogénéisation des personnes et des produits inaugurant simultanément le règne de la différenciation. C'est sur la perte des différences que se fonde le culte de la différence.

La production des relations est devenue une des branches capitales de la production. Les relations n’ont plus rien de spontanées, elles sont produites, elles sont donc vouées comme tout ce qui est produit à être consommé.

 

Régulation par la différenciation

Le système compte sur un dispositif inconscient d'intégration et de régulation. Au contraire de l'égalité, ce dispositif consiste à impliquer les individus dans un système de différences, dans un code de signes : culture, langage, consommation.

Là où il y avait de la contradiction, le système ne crée pas de l'égalité et de l'équilibre, il crée de la différence. La solution à la contradiction sociale, ce n'est pas l'égalisation, c'est la différenciation. La consommation dresse les individus à la discipline inconsciente d'un code et à la coopération compétitive au niveau de ce code. C’est par ce “dressage” que la consommation désamorce la virulence sociale.

 

Modèle masculin et modèle féminin

Le narcissisme de l'individu en société de consommation n'est pas jouissance de la singularité, il est reflet de traits collectifs.

Partout l'individu est invité à se plaire, à se complaire (à se faire des délicatesses).

C'est surtout sur les femmes que s’exerce cette invitation à la complaisance, à travers le mythe de la femme comme modèle collectif et culturel de complaisance. On vend de la femme à la femme. En croyant se créer, la femme se consomme.

Il ne faut pas confondre cette complaisance avec le fait de plaire à soi-même sur la foi de qualités réelles, car dans ce cas il n'y a pas consommation, mais relation spontanée et naturelle.

La consommation se définit toujours par la substitution à cette relation spontanée d'une relation médiatisée par un système de signes. La relation à soi-même est alors objectivée par des signes qui constituent un certain modèle. C'est ce modèle qui est le véritable objet de la consommation.

C'est le modèle féminin que la femme consomme en se “personnalisant”. Il s'agit là d'une féminité fonctionnelle. Toutes les valeurs naturelles disparaissent au profit des valeurs exponentielles de naturalité sophistiquée.

Comme pour la violence, la séduction et le narcissisme sont relayés par des modèles industriellement produits par les mass-médias. Ces modèles sont faits de signes repérables.

Le modèle masculin est celui de l'exigence et du choix. L'homme de qualité moderne est exigeant, il ne se permet aucune défaillance, il ne néglige aucun détail. Il ne doit pas se complaire, mais se distinguer.

Savoir choisir et ne pas faillir fait écho aux vertus militaires et puritaines : intransigeance, décision, vertu. Celui qui sait choisir est celui qui est choisi.

Le modèle féminin invite la femme à se faire plaisir. Ce n'est plus la sélectivité et l'exigence, mais la complaisance et la solitude narcissique qui sont de rigueur.

Le modèle féminin donne une valeur par procuration : la femme est invitée à se gratifier elle-même que pour mieux entrer comme objet de compétition dans la concurrence masculine.

On assiste aujourd'hui à l'extension dans tout le champ de la consommation du modèle féminin.

 

 

III. Mass-media, sexe et loisir

 

Le néo ou la résurrection anachronique

La définition historique de la consommation, c'est d'exalter les signes sur la base d'une dénégation des choses et du réel.

A partir des signes de la catastrophe, les médias de masse exaltent la quiétude de la vie quotidienne. Ainsi, on assiste à la disparition historique de certaines structures et à leurs résurrections caricaturales :

La famille se dissout ? On l'exalte.

Les enfants ne sont plus des enfants ? On sacralise l'enfance.

Les vieux sont seuls, hors circuit ? On s'attendrit sur la vieillesse.

On magnifie le corps à mesure que ses possibilités réelles s'atrophient, et qu'il est de plus en plus traqué par le système de contrôle et de contraintes.

 

Le recyclage culturel

Nous n'aurons plus le droit à la culture, mais au recyclage culturel, c'est-à-dire être dans le coup et savoir ce qui se fait. En somme, un savoir mouvant comme la mode, un savoir qui est l'inverse de la culture. Car la culture est un patrimoine héréditaire d'œuvres et de pensées, ainsi qu'une réflexion théorique et critique continue.

Le problème de cette nouvelle culture qui est consommée, c'est qu'elle est éphémère. La culture n'est plus produite pour durer. Pire, elle reste une référence idéale d'autant plus qu'elle perd sa substance de sens, de même que la nature est de plus en plus exaltée à mesure que partout elle est détruite.

 

La communion

Ce qui distingue la société de consommation ce n'est pas l'absence de cérémonie, le jeu télévisé en est une, mais c'est que la communion ne passe plus par un support symbolique, mais par un support technique.

L'examen est la forme éminente de la promotion sociale. Tout le monde veut passer des examens (même sous la forme radiophonique bâtarde), car être examiné est aujourd'hui un élément de prestige.

 

L'acte d'achat

Le computer est l'admirable synthèse entre le savoir et l'électroménager.

Le consommateur est perpétuellement sollicité, questionné, en matière d'objets. L'achat est donc souvent une réponse à une question plutôt qu'une démarche originale en vue de la satisfaction d'un besoin.

L'acte d'achat, c'est le choix, c'est la détermination d'une préférence, exactement comme entre les diverses réponses proposées par le computer.

 

Le kitch

Le design a pour but de donner aux objets industriels marqués par leur fonction une homogénéité esthétique, pour les relier dans une fonction seconde d'ambiance.

Le kitch se définit comme pseudo-objet, c'est-à-dire comme simulation, copie, objet factice. Le kitch est donc à la fois une pauvreté de significations réelles et une surabondance de références allégoriques.

Le kitch est une catégorie culturelle. Pas de kitch dans une société sans mobilité sociale. Le kitch résulte de la montée des classes moyennes dans la société bourgeoise industrielle.

 

Le gadget et le ludique

L'objet de consommation disparaît de sa fonction objective au profit de sa fonction de signe. Il se caractérise par une espèce d'inutilité fonctionnelle (on consomme autre chose que l’utile). Donc le gadget est la vérité de l'objet en société de consommation. En ce sens, tout peut devenir gadget.

Tout peut devenir gadget, jusqu'à ces spectacles optiques "totaux", où la fête elle-même est un gadget, c'est-à-dire un pseudo-événement social, un jeu sans joueurs.

La valeur péjorative que le terme “gadget” a pris, reflète sans doute l'angoisse que provoque la disparition généralisée de la valeur d'usage et de la fonction symbolique.

La nouveauté est la période sublime de l'objet.

Le gadget se définit par la pratique qu'on en a, ni utilitaire, ni symbolique, mais ludique. C'est le ludique qui régit de plus en plus nos rapports aux objets, aux personnes, à la culture, aux loisirs, à la politique. La curiosité ludique n'est qu'intérêt, alors que la passion est un investissement total et prend une valeur symbolique intense.

 

Le pop

La logique de la consommation est la manipulation des signes. Soumis à cette manipulation, l'objet perd sa finalité objective.

L'objet dans l'art :

Les objets étaient figurants symboliques et décoratifs dans tout l'art traditionnel. Au XXe siècle, les objets ont commencé à devenir éléments autonomes d'une analyse de l'espace (ex : cubisme), jusqu'à atteindre l'abstraction. Les objets ressurgissent dans le mouvement dada et le surréalisme comme parodie, arrachés à leur fonction. L'abstrait ensuite les déstructure. Et ils semblent comme se réconcilier avec leur image dans le pop art.

Le Pop signifie la fin de la perspective, de l'évocation, du témoignage, la fin de la subversion du monde et de la malédiction de l'art. Le pop vise l'immanence du monde “civilisé”.

Si on pose l’hypothèse que la société de consommation est sans perspective critique sur elle-même, il ne peut y avoir d'art contemporain que compromis, complice, dans son existence et dans sa pratique.

Le Pop veut être l'art du banal. Mais le banal est une catégorie métaphysique, version moderne du sublime. L'objet n'est banal que dans son usage. Il cesse d'être banal dès qu'il signifie. Or la “vérité” de l'objet contemporain n'est plus de servir à quelque chose, mais de signifier, ce n'est plus d'être manipulé comme instrument, mais comme signe.

La quotidienneté, c'est la différence dans la répétition. Il n'y a pas d'essence du quotidien, du banal, et il n’y a donc pas d'art du quotidien : c'est une aporie mystique. Si certains artistes y croient, comme Warhol, c'est qu'ils s’abusent sur le statut même de l'art et de l'acte artistique. Le pop est un art cool, il n'exige pas l'extase esthétique, mais une espèce de curiosité instrumentale. Le pop ne court-circuite plus les objets comme le faisaient les surréalistes, il les juxtapose pour en analyser les relations.

 

L'orchestration des messages

Ce que nous consommons ce n'est plus telle image en soi, c'est la virtualité de la succession de toutes les images possibles, avec la certitude que rien ne risque d'émerger autrement que comme spectacle et signe.

 

Le médium, c'est le message

Le véritable message que délivrent les médias, c'est-à-dire le message qui est consommé inconsciemment, ce n'est pas le contenu manifeste des sons et des images, mais c'est la forme même dans laquelle nous apparaissent ces sons et ces images. C'est-à-dire cette désarticulation du réel en signes successifs et équivalents.

Il y a comme une loi d'inertie technologique : plus on traque le réel avec la couleur, le relief… Et plus se creuse, de perfectionnement en perfectionnement, l'absence réelle au monde.

Les effets de la technologie ne se font pas voir au niveau des opinions, mais altèrent les rapports sensibles. Le contenu nous cache souvent la fonction réelle du médium (Foucault en parle avec la notion d'étonnement épistémologique dans “Subjectivité et vérité”).

Les médias de masse ont pour vocation de neutraliser le caractère vécu, unique, du monde pour substituer un univers de médias homogènes et cohérents entre eux (=messages totalisants).

 

Le langage

Quand le langage au lieu de faire circuler le sens, circule lui-même comme mot de passe, dans un processus où le groupe se parle à lui-même, alors il est objet de consommation, objet fétiche.

 

La publicité

La publicité fait de l'objet un événement. Elle le construit comme modèle en éliminant ses caractéristiques objectives. Mais il serait faux de croire que la publicité nous trompe. Elle est au-delà du vrai et du faux, comme la mode est au-delà du laid et du beau.

La publicité est une parole prophétique dans la mesure où elle ne donne pas à comprendre, ni à apprendre, mais donne à espérer.

 

 

Le plus bel objet de consommation : le corps

Le corps est devenu objet de salut, il s'est substitué à l'âme. Dans toutes les cultures, le mode de la relation au corps reflète le mode de la relation aux choses et aux autres. Dans la société capitaliste, le statut général de la propriété privée s'applique au corps, au social.

 

Les clés secrètes de votre corps

Jadis c'était l'âme qui enveloppait le corps, aujourd'hui c'est la peau qui l'enveloppe. Non la peau comme nudité, mais la peau comme vêtement de prestige et résidence secondaire.

Le corps, devenu le plus bel objet de sollicitude, monopolise à son profit toute l'affectivité. Cet investissement narcissique censé libérer et accomplir est en fait un investissement de type efficace, concurrentiel, économique.

Le corps est investi pour le faire fructifier, on gère son corps comme un patrimoine.

Le corps devient l'objet d'un travail d'investissement obsessionnel qui, derrière le mythe de libération dont on veut bien le couvrir, constitue sans doute un travail plus profondément aliéné que l'exploitation du corps dans la force de travail.

 

La beauté fonctionnelle

Dans ce processus de sacralisation du corps comme corps fonctionnel, la beauté et l'érotisme sont deux leitmotiv majeurs. La beauté est devenue pour la femme la qualité fondamentale, impérative. La beauté est un matériel de signes qui s’échangent. La beauté fonctionne comme valeur signe.

 

L'érotisme fonctionnel

C'est la sexualité aujourd'hui qui oriente la « redécouverte » et la consommation du corps. L'érotique est la dimension généralisée de l'échange dans nos sociétés. C'est-à-dire que dans le corps érotisé, c'est la fonction sociale d'échange qui prédomine. L'impératif érotique n'est donc qu'une variante de l'impératif fonctionnel. La vérité du corps, c'est le désir. Mais puisque le désir est manque, il n'est pas montrable. L'exhibition la plus poussée ne fait ainsi que souligner encore plus le désir comme absence.

 

Principe de plaisir et forces productives

Le corps fait vendre. La beauté fait vendre, l'érotisme fait vendre. C'est ce qui oriente tout le processus historique de “libération du corps”. Le corps doit, comme la force de travail, être libéré, émancipé, pour pouvoir être exploité rationnellement à des fins productivistes.

Il faut que l'individu se prenne lui-même comme objet, comme le plus beau des objets, comme le plus précieux matériel d'échange, pour que puisse s'instituer au niveau du corps déconstruit, au niveau de la sexualité déconstruite, un processus économique de rentabilité.

 

Le corps est-il féminin ?

C'est sur la femme que s'orchestre ce grand mythe esthétique/érotique. La femme et le corps ont partagé la même servitude tout au long de l'histoire occidentale. Voilà pourquoi l'émancipation de la femme et l'émancipation du corps sont liés. Mais la femme autrefois asservie en tant que sexe est aujourd'hui “libérée” en tant que sexe. La confusion est donc la suivante : à mesure que la femme se libère, elle se confond de plus en plus avec son propre corps. En fait, la femme apparemment libérée se confond avec le corps apparemment libéré. On donne à consommer de la femme aux femmes, des jeunes aux jeunes.

En confondant la femme et la libération sexuelle, on les neutralise l'une par l'autre. La femme se consomme à travers la libération sexuelle, et la libération sexuelle se consomme à travers la femme.

 

Quand une société est coupée de son passé et sans imagination sur l'avenir, elle se décompose et renaît alors au monde presque pur des pulsions. La société isole chacun en l'obsédant. On cherche alors le profit immédiat dans la sexualité. En s'exacerbant, la sexualité devient anxieuse d'elle-même. La censure n'est plus instituée, elle devient censure intériorisée.

L'escalade de l'érotisme et la libération sexuelle n’ont rien à voir avec le dérèglement des sens. Cela compose seulement une ambiance collective où la sexualité devient en fait une affaire privée, c'est-à-dire férocement consciente d'elle-même, narcissique et ennuyée d'elle-même.

Les publicitaires jouent la sexualité pour mieux vendre, et les gens jouent la libération sexuelle contre la dialectique menaçante de la totalité.

 

 

Le drame des loisirs ou l'impossibilité de perdre son temps

 

Idéologie du loisir

Le loisir est le règne de la liberté. Chaque homme est par nature libre et égal aux autres. Le loisir c'est un peu un "état de nature". Le temps est une dimension à priori, il est là, il attend chaque homme, il redevient dans le loisir la propriété privée de tout le monde.

Mais l'exigence derrière le temps libre est de restituer au temps sa valeur d'usage, c'est-à-dire le remplir de sa liberté individuelle. Or, dans notre système, le temps ne peut être libéré que comme objet, que comme capital chronométrique à investir. Il n'est donc pas libre.

Le temps libre, c'est la liberté de perdre son temps. L'aliénation du loisir est liée à l'impossibilité même de perdre son temps. Le loisir essaie désespérément de restituer la véritable valeur d'usage du temps qui est d'être perdue. Le loisir se caractérise généralement par des activités régressives, les activités créatrices n'étant jamais des activités de loisirs. Le loisir veut restituer la forme objective de l'évasion et de l'irresponsabilité. Or cette irresponsabilité dans le loisir est homologue de l'irresponsabilité dans le travail.

Pour bien comprendre ce qu'est le temps libre, il faut le rapprocher de la “liberté du travail” et de la “liberté de consommer”. Il faut que le travail soit libéré comme force de travail pour prendre une valeur d'échange économique. De la même façon, il faut que le consommateur soit libéré, c'est-à-dire laissé libre de choisir, pour que puisse s'instituer le système de consommation. Donc il faut que le temps soit libéré pour devenir une marchandise et un signe.

Ainsi, dans la société de consommation, il ne peut y avoir de disponibilité de temps. Le loisir n'est que l'affiche du temps libre (le fameux effet "make-up"). Ce qui détermine le temps libre, c'est la contrainte de différence vis-à-vis du temps de travail. Le loisir vit de cette surexposition de lui-même, de cette ostentation continuelle, de cette affiche.

 

 

La mystique de la sollicitude

 

Dans la société de consommation, tout est service. Rien ne se donne comme produit pur et simple, tout se donne comme service personnel, comme gratification.

De "Guinness is good for you" jusqu'à la profonde sollicitude des hommes politiques pour leurs concitoyens, en passant par le sourire de l'hôtesse, nous sommes environnés d'une formidable serviabilité, de dévouement et de bonne volonté.

Rien n'est purement et simplement consommé, les objets ne servent pas tellement à quelque chose, ils vous servent.

 

Le pathos du sourire

Le réseau de communication personnalisé envahit la quotidienneté de la consommation : consommation de relations humaines, de solidarité, de réciprocité… Consommation continuelle de sollicitude, de sincérité de chaleur. Mais en fait, il n'y a pas véritable sollicitude, pas véritable réciprocité, mais seulement consommation des signes de cette sollicitude, seulement consommation des signes de cette réciprocité.

La perte de la relation humaine est le fait fondamental de notre société. Voilà pourquoi on assiste à la réinjection systématique de relations humaines, sous forme de signes, dans le circuit social.

La publicité mime les modes de communications proches, intimistes, personnels. Elle essaie de parler à chacun de nous comme un ami, ou un sur-moi, ou comme une voix intérieure sur le mode de la confession. Elle produit de l'intimité par un processus de simulation.

Jusque dans le secteur de l'emploi, l’atout essentiel dans le recrutement et le salaire, c'est d'avoir des qualités humaines. C'est cette chaleur relationnelle qui est exigée. Partout c'est un déferlement de spontanéités truquées, d'affectivités orchestrées.

 

Or, ce système de sollicitude ne peut cacher la vérité des rapports sociaux, qui est la concurrence, la promiscuité… mais le système de sollicitude est aussi un système de production : production de communication, de relations humaines, de services. Le système de sollicitude produit de la sociabilité. Mais en tant que système de production il ne peut que reproduire de la sollicitude, et produit donc simultanément de la distance, de la non-communication, de l'opacité, de l'atrocité. C'est cette distorsion qu'on éprouve partout : la sollicitude est biaisée par l'agressivité. Derrière chaque service rendu il y a une frustration. D’où ce ressenti de la fragilité du système de gratification. Il semble toujours prêt à s'écrouler. C'est là une des contradictions profondes de notre société dite “d'abondance” : la contradiction entre la notion de “service” de tradition féodale, et les valeurs démocratiques dominantes.

Le serf féodal sert de “bonne foi”. Mais aujourd'hui, les valeurs sont démocratiques. Donc il y a contradiction au niveau des services et de l'égalité formelle des individus. La seule issue est un jeu social généralisé, gigantesque “modèle de simulation” de la réciprocité. C'est de la simulation fonctionnelle.

De fait, l'agressivité ouverte, la lenteur calculée, l'insolence, ou encore le respect excessif de l'employé de banque, du groom ou de la caissière, c’est leur façon d'exprimer qu'ils sont payés pour le faire. C'est cela qu'il y a d’humain en eux, de personnel et d'irréductible au système. C'est cela qui en eux résiste à la contradiction d'avoir à incarner comme si c'était naturel une dévotion systématique, et pour laquelle ils sont payés. Quand ils résistent à la personnalisation fonctionnelle des échanges, l'échange de service est alors toujours au bord de l'agression.

 

La publicité et l'idéologie du don

La publicité est une offre gratuite et continuelle pour tous. Elle est l'image prestigieuse de l'abondance et le gage du miracle virtuel de la gratuité. La publicité, de la même façon que les nobles donnaient la fête à leur peuple, a pour fonction la mise en place d'un tissu social idéologiquement unifié.

 

La vitrine

La vitrine est aussi le lieu de cette opération-consensus. Elle n’est ni intérieure, ni extérieure, ni tout à fait privée, ni tout à fait publique. Les objets s’y offrent dans une mise en scène glorieuse, sacralisante.

Cet échange symbolique, silencieux, entre l'objet offert et le regard, invite évidemment à l'échange réel, économique à l'intérieur du magasin.

Les vitrines sont pour nous tous un test d'adaptation continuel à la vie en société de consommation.

 

La société thérapeutique

L'idéologie d'une société qui prend continuellement soin de vous culmine dans l'idéologie d'une société qui vous soigne. Il faut croire que le grand corps social est bien malade pour que partout se tienne ce discours thérapeutique. "La société est malade" : c'est le leitmotiv de toutes les bonnes âmes au pouvoir. D'où leur optimisme dynamique : pour guérir la société il suffit de rétablir la fonctionnalité des échanges, d'injecter plus de communication, de la chaleur, de l'efficacité et du sourire contrôlé.

 

Culte de la sincérité

Toutes les relations étant produites et consommées sont le contraire de la spontanéité. La relation ne reprend que les signes de la spontanéité, créant par là un “culte de la sincérité”. Cette hantise de la sincérité ne fait que rappeler tristement combien les hommes font peu confiance à eux-mêmes et aux autres.

Une obsession immense traverse les classes déclassées : la hantise de se faire avoir, d'être dupé, d’être manipulé par les signes, comme ils l'ont été historiquement pendant des siècles.

Le fait qu'aujourd'hui les ennemis jadis mortels se parlent, que les idéologies ennemies dialoguent, et qu'une sorte de coexistence pacifique s'installe, ne signifie pas du tout un progrès humaniste dans les relations humaines. Cela signifie que les idéologies, n'étant plus qu'un matériel d'échange et de consommation, tout ce qui est en contradiction s'équivaut dans le jeu des signes (voir l'autre analyse de Robert Dahl dans “l'avenir de l’opposition dans les démocraties”).

La tolérance n'est plus une vertu, c'est une modalité du système lui-même.

 

  

Conclusion

 

La part de nous qui nous échappe, nous ne lui échappons pas. L'objet (le produit de notre travail devenu objet) se venge. Tout ce dont nous sommes dépossédé reste lié à nous, nous hante.

La force de travail social une fois vendue revient, par tout le cycle social de la marchandise, nous déposséder du sens du travail même.

L'homme aliéné n'est pas seulement l'homme diminué, appauvri, mais c'est un homme retourné, ennemi de lui-même. L'aliénation ne peut être dépassée : elle est la structure même de la société marchande.

L'homme de la consommation n'est jamais en face de ses propres besoins. Plus de transcendance, plus de finalité, plus d'objectif : ce qui caractérise cette société, c'est l'absence de réflexion et de perspective sur elle-même. La consommation est ludique, et le ludique de la consommation s'est substitué progressivement au tragique de l'identité.

Si la société de consommation ne produit plus de mythes, c'est qu'elle est elle-même son propre mythe, c'est-à-dire une parole de la société contemporaine sur elle-même. Notre société se pense et se parle comme société de consommation. Au moins autant qu'elle consomme, elle se consomme.

Jadis les héros représentaient un modèle. Le seul titre de gloire des célébrités est leur célébrité même, le fait d'être connu. Ils sont une version de nous-mêmes magnifiée par la publicité. En les imitant, nous ne faisons que nous imiter nous-mêmes. Nous cherchons des modèles et nous contemplons notre propre reflet.

Et de la même façon que la société du Moyen Âge s'équilibrait sur Dieu et sur le diable, la nôtre s'équilibre sur la consommation et sur sa dénonciation.

 

 

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