Milgram - Soumission à l'autorité (1974)


Soumission à l'autorité

Abrégé résumé du livre de Stanley Milgram par César Valentine



 

Préface

 

Ce n'est pas la nature de nos actes qui différencient nos réactions face à l'autorité, mais la légitimité qu'on accorde à l'autorité. Certains résistent à l'autorité malgré une pression extrême, d'autres sont dans une soumission aveugle.

On ne peut pas évaluer les comportements humains sur une base strictement quantitative, car l'héroïsme d'un petit groupe peut parfois inspirer des actions semblables.

L'autorité de l'oppresseur n'est pas incarnée dans un seul individu, mais dans un système de relations complexes. De même, la résistance à l'autorité malveillante doit être enracinée dans l'action collective pour être efficace.

La caractéristique la plus fondamentale de l'individu est qu'il est sensible au contexte dans lequel il agit. Tout événement qui arrive à l'individu se produit par l'intermédiaire du contexte immédiat, physique et social. Donc, pour subsister, tout organisme doit être capable de s'adapter quasi-automatiquement aux moindres variations du contexte immédiat.

 

L'objet de l'expérience est d'étudier l'obéissance et la désobéissance à l'autorité. Un expérimentateur demande au sujet d'exécuter une série d'ordres de plus en plus cruels sur un individu, le but étant de voir à quel moment le sujet va se rebeller.

Des personnes viennent au laboratoire pour participer à une expérience sur la mémoire, l’objet prétendu de l’expérience étant de vérifier les effets de la punition sur la mémoire. Le recrutement s’est fait par un communiqué paru dans la presse locale “Voulez-vous gagner 4 dollars en échange d’une heure de votre temps ? Nous demandons des volontaires pour une étude sur la mémoire”.

 

 

Après un tirage au sort truqué, les sujets de l'expérience sont placés dans le rôle de "moniteur", et ils acceptent, pour punir un élève, de lui envoyer des décharges électriques de plus en plus élevées. 

Le sujet est devant un tableau de contrôle où il y a 30 manettes indiquant des voltages s'échelonnant de 15 à 450 volts. Chaque groupe de quatre manettes est assorti de l'une de ces mentions : choc léger, choc modéré, choc fort, choc très fort, choc intense, choc extrêmement intense, attention : choc dangereux, et les deux dernières manettes de 435 et 450 volts sont simplement suivies de XXX.

L'élève, qui est en fait un complice de l'expérience, est dans une pièce adjacente, il gémit, hurle de douleur et déclare vouloir arrêter. Bien évidemment, il est complice et ne reçoit aucun choc électrique. 

Le sujet envoie ainsi les chocs sur l'injonction d'un chercheur, dans le contexte scientifique d'une recherche sur les effets de la punition sur la mémoire.

60 % des sujets font preuve d'une obéissance totale, c'est-à-dire vont jusqu'au terme de l'expérience qui se termine par l'envoi de chocs de 450 volts trois fois d'affilée. 



 

Chapitre 1 - Le dilemme de l’obéissance

 

Cette étude révèle que des gens ordinaires, dépourvus d'hostilité, peuvent devenir les agents d'un atroce processus de destruction, en s'acquittant simplement de leur tâche.

Un des mécanismes qui contraint l’individu à demeurer dans son état de soumission, est la tendance de l'individu à se laisser absorber par les aspects techniques de sa tâche, au point de perdre de vue ses conséquences lointaines.

Le sujet obéissant abandonne toute responsabilité personnelle, il se voit en instrument aux mains d'une autorité étrangère. La disparition du sens de la responsabilité personnelle est la conséquence la plus grave de la soumission à l'autorité.

Un individu qui en obéissant commet des actes contraires aux critères de sa conscience, n'a pas perdu son sens moral, en fait, son sens moral a changé d'objectif : il veut se montrer digne de ce que l'autorité attend de lui.

Quand une puissance veut légitimer un massacre, elle dévalorise la victime, cela fournit une justification psychologique de la cruauté exercée contre elle. Dans l'expérience de Milgram, beaucoup ont dénigré l'élève, mais cette attitude était une conséquence de leur manière d'agir envers lui : déprécier la victime permettait de justifier leur comportement : La victime s'est attirée elle-même son châtiment par ses déficiences intellectuelles et morales.

L'acte de désobéir nécessite de convertir des valeurs en actes. Les convictions doivent être transformées en actes. Le contrôle politique se traduit par l'action. Peu importe l'état d'esprit si les actes ne suivent pas. Il est facile de nier sa responsabilité quand on est un simple maillon et que l'acte final est assez éloigné pour l'ignorer. Dans le monde moderne, l'acte humain est fragmenté rendant lointain les conséquences. À force de ne pas participer totalement à une situation, l'individu est de moins en moins capable d'assumer la pleine responsabilité d'une situation.

Avec la division du travail, l'individu ne parvient pas à avoir une vue d'ensemble de la situation. Il n'est donc plus capable d'agir sans directives de l'autorité. En se conformant à la volonté de la hiérarchie, il se désolidarise de ses propres actions. La situation étant fragmentée, l'individu n'est plus capable d'assumer la pleine responsabilité d'une action.



 

Chapitre 2 - Méthode d’investigation

 

Dans la recherche scientifique, pour être efficace, il faut viser la simplicité.

Dans les études pilotes, la victime (l’élève) ne disait rien. Mais en l'absence de protestation de la part de la victime, presque tous les sujets ont poursuivi l'expérience jusqu'au bout sans paraître impressionnés par les indications de voltage sur les manettes. Il a fallu donc introduire des protestations de la victime pour augmenter la résistance des sujets aux ordres.

Dans l'expérience, le sujet doit résoudre le conflit de deux exigences incompatibles émanant de son environnement social : 

  • Obéir aux ordres et infliger à l'élève un traitement de plus en plus cruel
  • Refuser d'obéir aux ordres de l'expérimentateur et céder aux supplications de l'élève

 

Une fois le choc maximum atteint (450v), le sujet est évalué comme obéissant. La mesure de l’obéissance peut donc varier de 0 (le sujet refuse d’administrer un choc) à 30 (le sujet continue jusqu’au choc le plus élevé.



 

Chapitre 3 - Prévisions de comportement

 

Après avoir décrit l'expérience a des gens sans pour autant leur dévoiler les résultats, on leur demande ce qu'ils auraient fait s'ils avaient dû y participer. Chacune des 110 personnes (dont un tiers de psychiatres) questionnées ont répondu qu'elles désobéiraient à un moment donné. Cette certitude découle de l'empathie et du sentiment de justice. Mais c'est méconnaître les forces qui interviennent dans une situation sociale réelle. La vanité pouvant distordre le jugement, une autre question leur a été posée : quel serait à leur avis le comportement de personnes autres qu'elles-mêmes ? Tous ont répondu que les sujets refuseraient d'obéir, excepté une frange de 1% de cas pathologiques qui continueraient.

 

Ces prévisions révèlent deux présomptions :

  1. Les gens sont dans l'ensemble relativement bons, et nullement enclin à faire souffrir un innocent
  2. En l'absence de coercition physique ou de menace, l'individu est maître absolu de sa conduite

 

C'est à partir de ces idées préconçues que les gens pensent que les sujets vont majoritairement désobéir aux ordres de l'expérimentateur.



 

Chapitre 4 - Proximité de la victime

 

Une expérience diffère d'une démonstration en ceci que, une fois qu'un effet a été observé, il est possible de modifier les conditions dans lesquelles il s'est produit pour en découvrir la cause.

 

Les 4 premières variantes de l'expérience :

 

Expérience 1 : Feedback à distance

L'élève est invisible et ne peut pas communiquer avec la voix. Il ne donne que quelques coups sur la cloison.

 

Expérience 2 : Feedback vocal

L'élève est invisible, mais il émet des protestations vocales.

 

Expérience 3 : Proximité

L'élève est dans la même pièce que le sujet, à quelques dizaines de centimètres de lui. L'élève peut donc être vu et entendu.

 

Expérience 4 : Contact

Comme l'expérience 3, sauf que pour pouvoir recevoir une décharge, l'élève doit laisser sa main reposer sur une plaque spéciale. À 150 v, l'expérimentateur donne l'ordre au sujet de contraindre l'élève a poser la main par la force. Pour obéir il faut donc un contact physique avec la victime.

 

Le taux d'obéissance diminue à mesure que la présence de la victime s'impose davantage.

 

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette diminution de l'obéissance à mesure que la victime se rapproche :

Réaction d'empathie chez le sujet :
Les manifestations visibles de la douleur qu'il inflige peuvent provoquer chez le sujet des réactions d'empathie.

Mécanisme de refus et rétrécissement du champ cognitif :
L'éloignement de l'élève permet le rétrécissement du champ cognitif du sujet, si bien que la victime peut être presque oubliée par le sujet. Quand la victime est proche, il est plus difficile de l'exclure de sa pensée.

Champ réciproque :
Il est moins difficile de faire souffrir une personne quand elle ne peut pas nous voir agir que quand elle peut nous voir. Si elle nous voit agir, nous risquons d'éprouver de la honte ou de la culpabilité, qui peut nous inviter à y mettre un terme (il est plus facile de critiquer quelqu'un par derrière qu'en face).

Conscience de l'unité de l'action :
Quand il y a séparation physique entre l'acte et ses effets (feedback à distance), les deux événements sont en corrélation, mais il leur manque le facteur contraignant de l'unité.

Début de formation de groupe :
Installer la victime à l'écart, rapproche le sujet de l'expérimentateur. Cela a pour effet de former un groupe d’où la victime est exclue, l'isolant physiquement et psychologiquement. Mais quand la victime est à côté du sujet, ce dernier a tendance à se liguer avec elle, il n'est plus seul face à l'autorité de l'expérimentateur, la victime peut devenir son allié. 
L'élément-distance conduit donc à des renversements d'alliance.

Disposition de comportement acquise :
L'inhibition passive : à force de ne rien dire on apprend à ne rien faire du tout.
On apprend à ne pas nuire aux autres dans la vie quotidienne. Mais l'éloignement a tendance à effacer cette disposition. La présence de la victime contrebalance l'autorité de l'expérimentateur et incite le sujet à la révolte. Tout modèle théorique de l'obéissance devrait tenir compte de ce fait.

 

Comportements inattendus

Les sujets ont appris depuis petit que maltraiter un être sans défense est une transgression fondamentale de la loi morale. Pourtant la majorité d'entre eux ont enfreint ce principe en obéissant aux ordres, et sont donc allé à l'encontre de leur critères moraux.

Certains sujets eurent de forts bouleversements émotionnels. La tension indique la présence d'un conflit entre deux tendances incompatibles. D'un côté la compassion pour la victime, de l'autre la soumission à l'autorité. La tension naît de la collision de ces deux tendances. La tension produit de la nervosité ou de l'angoisse, qui est l'indice que le sujet essaie de mettre fin par un acte quelconque à un état aussi pénible. La tension peut alors devenir une force qui le pousse à se libérer.

Mais quand le sujet ne parvient pas à se libérer, c'est-à-dire à désobéir, c'est qu'il y a alors une force d'inhibition supérieure à la force du stress. Donc tout signe de tension extrême révèle la violence des forces qui maintiennent le sujet dans sa condition. 

Certains voient dans leur manifestation de tension, une preuve de leur sensibilité exceptionnelle. Ce qui revient à transformer son mode de pensée de façon qu'il concorde avec l'image positive qu'on se fait de soi-même.



 

Chapitre 5 - Les individus face à l’autorité (premier groupe)

 

Dans ce chapitre on trouve les comptes rendus de différents sujets répartis sur les quatre premières expériences. Les comptes rendus sont constitués des retranscriptions des échanges entre le sujet et l'expérimentateur pendant l’expérience, et des interviews post-expérimentales des sujets.



 

 

Chapitre 6 - Autres variantes et contrôles

 

Plusieurs variantes de l'expérience ont été faites :

 

Expérience 5 : Nouvel environnement

Reprise de l’expérience “Feedback vocal” dans un environnement plus modeste dans le sous-sol de l'Université de Yale. L'idée étant de savoir si un cadre moins impressionnant entraîne l'abaissement du niveau d'obéissance. De plus, avant le début de l'expérience, la victime signale qu'elle a une petite insuffisance cardiaque.

Malgré cela les taux de désobéissance n'ont pas augmenté.

 

Expérience 6 : Changement de personnel

Afin de savoir si la personnalité des protagonistes influe sur le niveau d'obéissance, deux expériences sont comparées. Dans la première, l'expérimentateur semble un technicien désagréable et la victime semble anodine et innocente, et inversement, dans la seconde, l'expérimentateur semble doux et pacifique, tandis que la victime a un aspect brutal.

Cependant, le changement de protagoniste a fait très peu varier le niveau d'obéissance.

 

Expérience 7 : Proximité de l'autorité

L'expérimentateur communique ses instructions au sujet et quitte le laboratoire en laissant ce dernier seul, et en lui donnant les instructions par téléphone.

Le niveau d'obéissance a subi une baisse sensible. De plus, les sujets ont eu tendance à envoyer des chocs plus légers sans signaler leur tricherie à l'expérimentateur. Ils trouvaient plus facile de résoudre leur conflit par ce subterfuge qui compromettait l'expérience, que par une révolte ouverte contre l'autorité.

(Ajout : il faut signaler que lorsqu'une personne triche, cela implique que cette même personne ne peut pas dire qu'elle savait que l'expérience était truquée)

La présence physique d'une autorité est donc un facteur important dans la détermination du comportement. Plus l'autorité est proche du sujet, plus la soumission est grande.

 

Expérience 8 : Sujets féminins

Les femmes ont fait preuve de la même soumission que les hommes. Par contre, elles ont éprouvé un conflit d'une intensité supérieure.

 

Expérience 9 : Engagement limité de la victime

Pour justifier leur obéissance, certains des sujets ont invoqué l'argument de l'existence d'un contrat social qui sous-tendrait la situation. Cet engagement impliquant à leurs yeux un double consentement : consentement du sujet et consentement de l'élève, aux ordres de l'expérimentateur.

Dans cette variante, une fois l'élève choisi par le tirage au sort, il hésite et déclare accepter de participer à l'expérience qu'à la condition qu'elle soit stoppé à sa demande.

Seulement un quart des sujets rebelles ont invoqué comme argument les propos de l'élève pour justifier leur désobéissance. L'argument du contrat social est donc un facteur négligeable dans la détermination du comportement.

 

Expérience 10 : Contexte institutionnel

Notre soumission aux ordres d'autrui est lié au caractère spécifique des institutions d’où ils émanent. Nous présentons notre gorge à la lame du barbier, mais nous ne le ferons pas dans un magasin de chaussures. Ainsi, pour juger de l'obéissance d'un individu, il faut se demander quelle importance il attache au milieu dans lequel il agit.

Pour étudier ce problème, le laboratoire a été installé dans un immeuble commercial assez délabré d'une ville industrielle. L'enquête mise sous le nom inconnu du “Comité de Recherche de Bridgeport”, organisme privé chargé d’enquêtes scientifiques pour le compte d'un groupe industriel.

Cependant, le niveau d'obéissance a été à peu près analogue à celui de Yale.

On juge plus une catégorie d'institution sur son objet avoué, que sur sa qualité intrinsèque.

 

Expérience 11 : Le sujet choisit lui-même le niveau de choc

Dans cette expérience, le sujet choisit lui-même le niveau des chocs. La grande majorité des sujets ont administré les chocs les plus faibles. Cela nous révèle la façon dont l'homme se conduit avec son semblable quand il a sa liberté d'action. Ce n’est donc pas ses pulsions agressives qui poussent le sujet à administrer les chocs les plus élevés, mais la transformation de son comportement résultant de l'obéissance aux ordres.



 

Chapitre 7 - Les individus face à l’autorité (deuxième groupe)

 

Dans ce chapitre on trouve les comptes rendus de différents sujets répartis sur les expériences 5, 7 et 8. Les comptes rendus sont constitués des retranscriptions des échanges entre le sujet et l'expérimentateur pendant l’expérience, et des interviews post expérimentales des sujets.



 

Chapitre 8 - Permutation des rôles

 

Il y a trois éléments dans l'expérience :

  • La position : indique si la personne ordonne, administre, ou reçoit le choc
  • Le statut : la personne est pressentie soit comme une autorité légitime, soit comme un individu ordinaire
  • L'action : soit l'action recommande la pénalisation de la victime, soit elle s'y oppose

 

Pour l'instant les rôles n'ont jamais été permutés, que se passe-t-il si on les permute ?

 

Expérience 12 : L'élève demande à recevoir les chocs

L'élève demande à recevoir les chocs malgré sa souffrance visible, et l'expérimentateur interrompt l'expérience. Pas un sujet n'a obéi à l'élève, tous ont aussitôt cessé d'administrer des chocs.

Les sujets acceptent d'administrer des chocs à l'élève sur la demande de l'autorité, mais non sur la demande de la victime. De fait, ils estiment que la victime a moins de droit sur elle-même que n’en a l'autorité. Le facteur important n'est donc pas l'ordre en soi, mais la source dont il émane. Ainsi, la décision d'administrer des chocs à l'élève dépend du degré d'engagement que le sujet estime avoir contracté en s’insérant dans le système d'autorité.

 

Expérience 13 : Un individu ordinaire donne les ordres

Comme nous l'avons vu, le rôle de l'expérimentateur possède un double aspect : un élément-statut (∆ père-cause chez Kojève) et un élément-impératif (∆ chef-projet chez Kojève).

Dans cette variante un individu ordinaire donne les ordres par un tirage truqué. Il est installé au bureau de l'expérimentateur et chronomètre les temps. Le sujet, comme dans les autres expériences, doit lire les couples de mots et pénaliser l'élève. Mais avant que l’expérience ne débute, un coup de téléphone truqué force l'expérimentateur à quitter le laboratoire, il déclare que l'expérience doit être menée même sans lui, et que tout est enregistré.

Sur ce, le complice déclare avoir trouvé un bon système pour mener l'expérience : augmenter d'un niveau à chaque fois que l'élève se trompe. Il insiste pour qu'on applique sa méthode.

Le sujet se trouve alors confronté à une situation définie dans ses grandes lignes par l'autorité de l'expérimentateur, mais subordonnée pour la décision du niveau des chocs à un individu ordinaire.

Une baisse sensible du taux de soumission a été constaté. Sur les vingt sujets participants à cette variante, seize ont désobéi à un moment quelconque à l'individu ordinaire, et quatre ont suivi les instructions jusqu'au bout comme ils l'auraient fait avec l'expérimentateur.

 

Expérience 13 bis : le sujet est spectateur

Après le refus du sujet d'obéir à l'individu ordinaire, ce dernier veut administrer les chocs lui-même. Le sujet prend sa place au chronomètre et se retrouve donc spectateur d'une scène éprouvante. 

Presque tous les sujets ont blâmé l'action du complice et cinq se sont jetés sur lui pour arrêter l'expérience. En refusant d'obéir à l'individu ordinaire, les sujets sont pour la plupart persuadés d'avoir agi selon la volonté de l'expérimentateur.

 

Expérience 14 : L'autorité dans le rôle de la victime. Un individu ordinaire donne les ordres

L'expérimentateur consent à servir d'élève sur la demande de l'individu ordinaire complice qui demande à voir quelqu'un recevoir les décharges électriques avant de les recevoir lui-même.

À 150 volts, l'expérimentateur demande à être libéré, mais le complice insiste pour continuer. À la première protestation de l'expérimentateur, tous les sujets ont refusé de continuer, et la plupart se sont précipités dans la cabine pour libérer l’expérimentateur.

Le plus grand nombre des sujets ont expliqué leurs actes en mettant en avant leur bonté naturelle, sans y voir la soumission pure et simple aux ordres du chef. Cette réaction des sujets montre leur totale méconnaissance du poids de l'autorité sur leur décision. Ainsi, dans la vie quotidienne, beaucoup de gens font des actions dont ils attribuent l'origine à leurs qualités morales, alors qu'elles leurs sont également dictées par l'autorité.

Ces expériences montrent que les ordres qui n'émanent pas d'une autorité reconnue perdent toutes leurs forces. En résulte que l'autorité détermine bien plus le comportement que ne le fait l'ordre en soi. Ce qui compte, ce n'est pas ce qu'ils font, mais pour qui ils le font.

 

Expérience 15 : Deux autorités : ordres contradictoires

Le sujet est avec deux expérimentateurs qui donnent des ordres contraires. L'un donne l'ordre de continuer, l'autre donne l'ordre d'arrêter.

Il en résulte moins de tension que nous ne l'avions escompté. Quasiment tous les sujets ont arrêté au moment où les expérimentateurs sont rentrés en désaccord. Le désaccord entre les autorités a paralysé l'action. 

Pas un des sujets n'a "profité" des ordres pour continuer l'expérience et libérer des pulsions agressives. 

L’individu réagit aux ordres du niveau supérieur au sien, mais est indifférent aux ordres qui proviennent d'un niveau inférieur. Quand l'ordre du niveau supérieur est "vicié", la cohérence du système hiérarchique disparaît ainsi que son efficacité.

 

Expérience 16 : Deux autorités : l'une d'elles dans le rôle de la victime

Là aussi il y a deux expérimentateurs, mais l'un d'eux va prendre la place de l'élève puisque ce dernier annonce par téléphone qu'il ne viendra pas. L'idée étant de savoir si l'autorité provient du rang hiérarchique ou de la position réelle de l'individu dans la situation. En d'autres mots la question est de savoir si un roi perd son autorité s'il se retrouve en prison. 

Comme dans l'expérience précédente, les deux autorités donnent des directives contradictoires. Celui qui joue l'élève veut arrêter l'expérience, et celui qui donne les ordres veut la continuer. 

Dans l'ensemble, l'expérimentateur n'est pas mieux traité qu'un individu ordinaire dans la même situation, il a apparemment perdu toute son autorité. 

On peut en conclure que l'action du sujet est déterminée par la personne possédant le statut le plus élevé.



 

Chapitre 9 - Les effets du groupe

 

L'individu est faible dans son opposition à l'autorité, mais le groupe est fort. On trouve l'archétype de ce fait chez Freud (1921) qui raconte comment les fils opprimés se liguent pour se rebeller contre le père tyrannique.

 

Distinction entre conformisme et obéissance

Le conformisme est l'attitude du sujet qui agit comme les gens de son statut. 

L'obéissance est le comportement du sujet qui se soumet à l'autorité.

Exemple : celui qui fait son service militaire exécute les ordres de ses supérieurs (obéissance), et en même temps adopte les habitudes de ses pairs (conformisme).

 

Obéissance et conformisme se réfèrent tous deux à l'attitude de l'individu qui abandonne à une source externe l'initiative de son action. Mais ils présentent des différences :

 

  • Hiérarchie
    L'obéissance à l'autorité survient dans une structure hiérarchique, elle lie un statut à un autre.
    Le conformisme détermine la conduite parmi des gens de statut égal.

 

  • Imitation
    Le conformisme est de l'imitation pure et simple.
    L'obéissance est de la soumission sans imitation.

 

  • Explicitation
    Dans l'obéissance, c'est un ordre qui prescrit l'action.
    Dans le conformisme, la pression collective qui contraint le sujet à s'aligner sur le groupe demeure souvent implicite.

 

  • Volontarisme
    Tous les gens nient le conformisme et invoquent l'obéissance comme mobile de leur conduite. Les gens minimisent la part de la pression du groupe dans leurs décisions.
    Dans l'expérience sur l'obéissance, le sujet explique son comportement par l'autorité.
    Le sujet conformiste soutient que son autonomie n'a pas été compromise par le groupe, tandis que le sujet obéissant affirme que son autonomie n'a pas eu à intervenir dans la pénalisation de la victime, et qu'il ne peut donc pas être tenu pour responsable de ses actes.

En fait, le conformiste ne trouve pas de raison précise légitimant la soumission à ses pairs (il nie son conformisme aux autres et à lui-même), tandis que c'est l'inverse dans l'obéissance.

 

Expérience 17 : Deux pairs se rebellent

Le sujet naïf est assis au milieu de deux sujets complices. Les sujets complices lisent les mots et disent à l'élève si la réponse est juste ou fausse. Le sujet naïf, quant à lui, administre les décharges.

À 150 volts, le sujet complice numéro 1 arrête de participer à l'expérience au regard des réactions de la victime. Puis c'est au tour du sujet complice numéro 2 d'arrêter l'expérience à 210 volts, laissant le sujet naïf seul aux commandes.

La rébellion des pairs a eu pour effet de saper l'autorité de l'expérimentateur. Sur 40 sujets, 36 ont refusé d'obéir après que les deux sujets complices ont arrêté l'expérience.

 

Plusieurs éléments accréditent la thèse de l'efficacité du groupe dans la résistance à l'autorité : 

  1. Les pairs inoculent l'idée de se rebeller
  2. Voir d'autres personnes désobéir incite à penser que la rébellion est ici une réaction naturelle et normale
  3. Les pairs apportent une confirmation sociale aux soupçons du sujet sur la légitimité d'un tel traitement
  4. Quand les pairs restent présents après avoir désobéi, chaque nouvelle obéissance de la part du sujet entraîne une désapprobation de la part de ceux qui se sont déjà rebellés
  5. Tant qu'ils sont plusieurs à obéir, la responsabilité est partagée. Mais quand les sujets complices désobéissent, la responsabilité retombe entièrement sur le sujet naïf
  6. Le sujet naïf, témoin des deux refus d'obéissance, constate que ceux-ci n'entraînent aucune conséquence fâcheuse
  7. En n'arrivant pas à persuader les sujets complices de continuer l'expérience, l'expérimentateur perd de son prestige aux yeux du sujet naïf. Tout échec de l'autorité affaiblit la perception de son pouvoir (Homans 1961)

 

Trois raisons motivent le comportement de l'individu dans la vie réelle :

  • Ses critères personnels
  • La peur d'encourir les sanctions de l'autorité
  • La crainte de voir sa conduite blâmée par ses pairs

 

Quand un individu veut se dresser contre l'autorité, le meilleur moyen est qu'il s'appuie sur le groupe auquel il appartient : la solidarité reste notre rempart le plus efficace contre les excès de l'autorité.

 

Expérience 18 : Un pair administre les chocs

Dans la société actuelle, il y a souvent des intermédiaires entre nous et l'acte ultime de destruction auquel nous participons. 

Pour étudier ce phénomène en laboratoire, le sujet naïf n'administre plus les chocs, mais accomplit des actions secondaires indispensables au déroulement de l'expérience.

La grande majorité a obéi, seuls trois sujets sur quarante ont refusé de participer à l'expérience jusqu'à la fin. Psychologiquement ils ne se sont pas senti concernés au point que la tension les pousse à désobéir.

Tout dirigeant bureaucratique le sait, seuls les individus les plus cruels et les plus obtus doivent être impliqués dans la violence finale, la majeure partie du personnel sont séparés du processus final et donc n'éprouvent pas de difficultés à accomplir leurs tâches.

Ils se sentent doublement déchargés de toute responsabilité : d'une part l'autorité les couvre, et d'autre part ils ne commettent personnellement aucun acte de brutalité physique.



 

Chapitre 10 - Pourquoi obéir ?

 

Comment d'honnêtes citoyens se sont conduits en bourreau ?

 

La hiérarchie, facteur de survie

Les hommes vivent en groupe, c'est-à-dire à l'intérieur de structures hiérarchiques. Les structures d'autorité se manifestent par l'intermédiaire de symboles plus que par des affrontements physiques (à la différence des animaux).

La formation de groupes hiérarchiques rend les individus mieux organisés et plus forts. Ce point de vue sous-tend la thèse évolutionniste : les caractères de l'homme ont été modifiés par les exigences de la survie de l'espèce.

L'organisation sociale favorise le groupe. L'harmonie du groupe est assurée quand tous ses membres acceptent le statut qui leur est assigné. Toute contestation de l'ordre hiérarchique aboutit souvent à la violence.

Cependant, nous n'avons rien prouvé si on se borne à dire que l'homme obéit parce qu'il y est porté instinctivement.

Ma thèse est donc la suivante : nous naissons avec une potentialité d'obéissance qui se conjugue ensuite avec l'influence de la société pour produire l'individu docile. Il y a donc dans l’homme des structures innées et des influences sociales.

 

Le point de vue cybernétique

Le point de vue cybernétique peut nous aider à y voir plus clair. La cybernétique est la science qui étudie les mécanismes de réglementation ou de contrôle. Toute théorie scientifique sur l'obéissance doit tenter de répondre à la question suivante : quelles sont les modifications qui se produisent quand l'individu autonome est inséré dans une structure sociale où il fonctionne non plus de façon indépendante, mais en tant que partie intégrante d'un système ?

La thèse cybernétique peut révéler les modifications nécessaires qui doivent avoir lieu quand des entités indépendantes sont appelées à fonctionner ensemble à l'intérieur d'une hiérarchie.

Prenons une série d'automates. Chacun a besoin d'une source d'énergie, et d'un appareil interne pour la convertir. Mais pour fonctionner ensemble, ils doivent avoir un inhibiteur afin de ne pas se détruire mutuellement. 

Existe-t-il chez les êtres humains des éléments inhibiteurs similaires ? La conscience (ou surmoi) renvoie à ce système inhibiteur dont le rôle est de contrôler le désordre des pulsions.

 

Établissement de la structure hiérarchique

Le meilleur moyen de combiner l'action des éléments séparés est de créer une source externe de coordination. Quand un élément fonctionne de façon autonome, il doit nécessairement être freiné dans l'assouvissement des appétits. Cependant, il est vital que les mécanismes inhibiteurs ne soient pas en grave désaccord avec les directives de l'agent coordonnateur.

Donc, quand l'individu agit suivant sa propre initiative, sa conscience entre en lice.

 

Variabilité

Il y a une relation entre la variabilité et la nécessité de la modification systématique. Plus les individus ont des jugements qui varient, plus il y a nécessité d'un contrôle par un agent coordonnateur.

"L'individu renonce à son idéal du moi en faveur de l'idéal collectif incarné dans le chef" Freud, psychologie collective et analyse du moi, p.168.

Cette substitution d'idéal est motivée par les besoins de l'organisme auquel il appartient.

 

Le changement agentique

Donc nous l'avons vu, une modification interne doit être apportée à tout élément pour qu'il s’insère avec succès dans une hiérarchie. La structure de l'individu doit être suffisamment souple pour lui permettre deux modes opérationnels :

  • Le mode autonome : le sujet cherche à satisfaire ses besoins internes
  • Le mode systématique (état agentique) : le sujet s'intègre dans une structure organisationnelle

 

La question est de savoir où se trouve le levier qui déclenche le passage du mode autonome au mode systématique. En d'autres mots, qu'est-ce qui fait qu’une personne laisse soudain la direction de ses actions à un autre que lui-même ?

L'individu qui obéit à une autorité ne se voit plus comme l'auteur de ses actes, mais plutôt comme l'agent exécutif des volontés d'autrui. À ce stade, son comportement s'altère et l'individu se retrouve dans un état différent : l'état agentique.

Du point de vue phénoménologique, un individu est en état agentique quand il se voit comme un simple instrument destiné à exécuter les volontés d'autrui.



 

Chapitre 11 - Le processus de l'obéissance

 

Conditions préalables de l'obéissance : 

 

a.  La famille
Le sujet a grandi au milieu de structures d'autorités. Quand un père donne un ordre, il fournit en fait deux impératifs : 

  • Il expose la nature de l'ordre à exécuter
  • Il lui dit d'obéir. Il l'exerce à se plier à l'exigence de l'autorité en soi

 

L'exigence de la soumission reste constante à travers toute la variété des ordres. De ce fait, la soumission tend à devenir plus forte que le contenu de l'ordre moral.
(La désobéissance de l'enfant se distingue de la désobéissance de l'adulte, car elle n'est pas liée à une notion de responsabilité personnelle, c'est une opposition primaire et systématique qui est un rejet de l'autorité et une affirmation de son moi).

 

b.  Le cadre institutionnel
L'école est un système d'autorité institutionnelle. L'enfant apprend à fonctionner à l'intérieur d'un cadre organisationnel. Il découvre que ses maîtres aussi sont soumis à la discipline, que l'arrogance encourt le blâme, et que la déférence est la seule attitude convenable. Ainsi, pendant ses vingt premières années, l'individu est subordonné dans un système d'autorité.

La particularité de notre société est de nous habituer à nous soumettre à des autorités impersonnelles. Dans les tribus, les individus connaissent personnellement les représentants de l'autorité. Dans le monde industriel moderne, les individus se soumettent à des entités impersonnelles, à une autorité abstraite symbolisée par des insignes, un uniforme ou un titre. 

 

c.  Récompense
Dans ses rapports avec l'autorité, l'individu est pris dans une structure de récompense : la docilité lui vaut des faveurs, la rébellion entraîne un châtiment.

La récompense la plus ingénieuse est la promotion, elle motive l'obéissance et perpétue l'autorité. Ce mode d'organisation entraîne l'intériorisation de l'ordre social. L'axiome principal étant : "faites ce que votre supérieur vous dit".

Ces conditions (famille, cadre social d'autorité impersonnelle, structure de récompense) fournissent le contexte qui a modelé les conduites des sujets de l'expérience.

 

Voyons maintenant les facteurs qui ont déterminé le passage à l'état agentique :

 

1. Première condition à la conversion à l'étage agentique : la perception de l'autorité

La première condition est la perception d'une autorité légitime.

La puissance de l'autorité ne vient pas des caractéristiques personnelles de celui qui la possède, mais de la clarté de sa perception dans une structure sociale (nous semblons toujours savoir qui commande).

Le sujet a la conviction à priori que quelqu'un dirige l'expérience. Ainsi, quand l'expérimentateur arrive, il comble l'attente du sujet. Il n'a donc pas à faire valoir son autorité, mais à simplement s'identifier avec elle. Il y parvient grâce à quelques remarques préliminaires, sorte de rituel bien défini qui correspond à ce que le sujet attend.

Autres facteurs : l'assurance, la tenue vestimentaire, le sujet note l'absence d'autorités rivales, et enfin l'absence d'anomalie flagrante comme par exemple un enfant porteur de l'autorité.

C'est donc à l'apparence de l'autorité et non à sa qualité intrinsèque que le sujet répond. Mais une apparence est facile à contrefaire. Cette facilité de simulation fait que la véritable autorité se montre extrêmement vigilante, et punit avec rigueur toute tentative de contrefaçon.

 

2. Deuxième condition à la conversion à l'état agentique : l’entrée dans le système d'autorité

La deuxième condition, c'est l'acte par lequel l'individu reconnaît la personne comme appartenant à l'autorité qu'elle prétend représenter.

Les systèmes d'autorité sont souvent limités par un contexte physique. On se soumet à l'autorité que lorsqu'on pénètre dans son domaine.

Autres facteurs : dans l'expérience, le sujet a pénétré volontairement dans le royaume de l'autorité, ce qui provoque chez lui un sentiment d'engagement et d’obligation morale.

Voilà pourquoi la société essaye autant qu'elle peut de susciter cette libre adhésion à ses institutions. L'obéissance obtenue par la force ne dure que tant que s'exerce la surveillance directe. L'obéissance répond à une motivation intériorisée et non à une simple cause externe.

 

Coordination entre l'ordre et la fonction d'autorité

L'autorité est la perception d'un lien entre le détenteur de l'autorité et la nature des ordres qu'il donne. Il y a tension quand l'incompétence du responsable risque de mettre ses subordonnés en danger.

 

L'idéologie dominante

Une des conditions de la conversion à l'état agentique est la perception de l'existence légitime d’un contrôle social à l'intérieur d'une situation définie. Mais la légitimité de la situation elle-même dépend de sa relation avec une idéologie justificatrice. Les institutions (églises, affaires, sciences, enseignement, gouvernement) sont acceptées par le citoyen type comme inhérents au monde où il vit. En obéissant, il a l'impression de faire son devoir. La justification idéologique permet d'obtenir l'obéissance spontanée. Le sujet docile voit son comportement en relation avec un objectif souhaitable. Un système d'autorité est donc composé au minimum de deux personnes qui sont à priori d'accord sur le fait que l'une d'elles a le droit de déterminer la conduite de l'autre.

 

L'état agentique

Une fois converti à l'état agentique, l'individu devient un autre être qui change de sa personnalité habituelle. Ses actions sont conditionnées par sa relation avec l'expérimentateur.

 

Syntonisation

Il se produit chez le sujet obéissant un phénomène de syntonisation, il accueille avec un maximum de réceptivité ce qui vient de l'autorité, alors que les manifestations de détresse de l'élève demeurent psychologiquement lointaines. C'est une attitude normale car l'autorité distribue les faveurs et inflige les sanctions, c'est donc dans l'intérêt de l'individu de se plier au moindre caprice de l'autorité. De ce fait, nous avons tendance à accorder plus d'importance à l'autorité qu’à l’individu.

Pour beaucoup de sujets, l'élève devient simplement un obstacle gênant qui les empêche d'établir une relation satisfaisante avec l'expérimentateur.

 

Nouvelle définition de la signification de la situation

Pouvoir déterminer le sens de la vie pour un individu permet de déterminer son comportement. Voilà pourquoi il y a autant d'investissement dans les propagandes idéologiques. Une situation a toujours une idéologie. L’idéologie fait des éléments hétérogènes un tout cohérent. C'est dans ce contexte qu'un acte peut être bon ou mauvais selon les définitions de l'autorité légitime. Autrement dit, le sujet accomplit l'action, mais il permet à l'autorité de décider de sa signification. Cette addiction idéologique constitue le fondement cognitif essentiel de l'obéissance : le sujet accepte la définition de la situation fournie par l'autorité.

 

Perte du sens de la responsabilité

 

Le changement agentique

La plus grave conséquence du changement agentique, c'est que le sujet ne se sent pas responsable du contenu des actes que l'autorité lui prescrit. Un homme se sent responsable de ses actes quand il a conscience que son comportement vient de son "moi profond".

 

Image de soi

L'homme veut faire bonne impression mais aussi avoir une image satisfaisante de lui-même. Mais une fois converti à l'étage agentique, ses actions n’ont plus de conséquences sur son image personnelle. 

De fait, les tendances d'intégration sont un plus grand danger social que les impulsions égoïstes.

 

Les ordres et l'état agentique

L'ordre se décompose en deux parties :

  • La définition de l'action
  • Le caractère impératif de son exécution

Ce sont donc les ordres qui provoquent les actes de soumission

 

Facteurs de maintenance
Il faut des forces pour maintenir la relation hiérarchique des éléments, sans quoi la structure se désintégrerait. Beaucoup sont tentés de désobéir, mais une force invisible semble les en empêcher. Le meilleur moyen pour examiner ces forces, c'est de se demander quels sont les obstacles que le sujet doit surmonter s'il veut s'arrêter d'obéir :

  1. Continuité de l'action
    Dans l'expérience, chaque action exerce une influence sur la suivante. L'obéissance a donc un aspect de continuité. Cette récurrence de l'action exigée crée les forces de maintenance. De plus, arrêter d'obéir reviendrait à condamner sa propre conduite antérieure, alors que continuer d'obéir la légitime. De fait, les premières actions ont créé un sentiment de malaise que les suivantes neutralisent.
  2. Obligation inhérente à la situation
    Toute situation sociale repose sur un consensus opératoire entre les participants. Une fois la situation acceptée, il n'y a plus de contestation possible.
    De fait, refuser d'obéir à l'expérimentateur, c'est mépriser sa compétence et son autorité, ce qui est une entorse aux règles de la société. Beaucoup d'individus sont incapables d'affronter cette épreuve. Seule l'obéissance préserve le statut et la dignité de l'expérimentateur.
  3. Anxiété
    Le sujet est en proie à une inquiétude vague provenant de la crainte que lui inspire l'inconnu. Une des règles fondamentale de la vie en collectivité est le respect de l'autorité. Cette anxiété se manifeste par des tremblements, transpiration, rires nerveux, embarras évident. Ces manifestations sont la preuve que le sujet envisage de désobéir (il faut aussi noter que ces manifestations contribuent également à réduire la tension).
    Le fait le plus remarquable, c'est qu'après avoir désobéi, la tension, l'anxiété, disparaissent presque totalement.



 

Chapitre 12 - Tension et désobéissance

 

Pourquoi certains sujets désobéissent ? Donner des explications éthiques ne convient pas, puisqu’on a vu que les variations de distance de la victime modifient profondément le taux de refus d'obéissance. C'est davantage une forme de tension qui pousse le sujet à se rebeller. La tension éprouvée par le sujet ne montre pas la puissance de l'autorité mais prouve au contraire sa faiblesse. La tension implique que la conversion à l'état agentique n'est que partielle, car si l'obéissance était totale, le sujet ne ressentirait pas de tension en exécutant les ordres. Donc tout signe de tension est la preuve de l'échec de l'autorité à convertir le sujet à un état agentique absolu.

 

Sources de tension

  • Les cris de douleur de l'élève
  • Infliger des souffrances est une violation des valeurs morales et sociales des sujets
  • Le risque de représailles de la victime, la crainte d'avoir des sanctions pénales
  • Les directives contradictoires entre l'élève et l'expérimentateur
  • Chez la plupart des sujets, infliger de la souffrance à autrui est incompatible avec l'image de soi

 

Amortisseurs de tension

Tout moyen de réduire les conséquences de son action : "je fais souffrir un innocent", diminue le degré de tension. Ainsi, l'éloignement de la victime, le stimulateur de choc, réduisent la tension.

Rien n'est plus dangereux pour la préservation de notre espèce qu'une autorité malveillante conciliée avec les effets déshumanisants de ces éléments amortisseurs. 

La distance, la durée et les obstacles physiques, neutralisent le sens moral.

 

Résolution de la tension

Quels sont les mécanismes qui permettent la résolution de la tension ?

 

  • La dérobade
    Détourner la tête, lire à voix haute pour couvrir les cris de douleur, désintéressement pour la victime

 

Le refus de l'évidence
- Certains sujets nient le caractère douloureux des chocs ou la réalité de la souffrance de la victime
- Refus chez les sujets de leurs propres responsabilités
- Volonté de “manifester ses sentiments humanitaires” en réduisant au maximum la durée du choc par un mouvement bref sur la manette, cela agit comme un baume sur la conscience du sujet

 

  • Les subterfuges
    - Aider la victime en lui soufflant les bonnes réponses. Ce qui revient à être disposé à saper l’expérience, mais non à défier l'autorité
    - Envoyer des décharges plus faibles que celles ordonnées

 

 

Cependant, l'idée de "faire quelque chose" aide seulement le sujet à préserver son image, sa conviction d'être "un brave homme".

 

Désapprobation

La désapprobation est l'expression verbale du désaccord. Cependant, la désapprobation a une fonction double et contradictoire : elle est le premier stade d'un conflit progressif ayant pour but de modifier les ordres de l'autorité, mais elle peut aussi être un mécanisme réducteur de tension, le sujet soulage sa conscience sans pour autant changer de comportement.

 

Le but de tous ces mécanismes de résolution de tension est la réduction à un degré supportable de l'intensité du conflit, afin de conserver intacte la relation avec l'autorité.

 

Désobéissance

La désobéissance est le moyen ultime de mettre un terme à la tension. C'est un acte difficile à accomplir.

Tant que le sujet obéit, les rapports futurs entre le sujet et l'expérimentateur sont prévisibles. En revanche ils deviennent totalement inconnus en cas de rupture. Cet inconnu qui transforme nécessairement la relation entre le sujet et l'autorité produit une appréhension chez le sujet. Mais à mesure que les ordres deviennent difficiles à suivre, un processus se déclenche chez les sujets. Ce parcours psychologique suit cette progression : 

  1. Doute intérieur
  2. Extériorisation de ce doute : le sujet formule ses craintes
  3. Désapprobation : la première objection fournit un tremplin pour la prochaine critique
  4. Menace : le sujet menace de refuser de continuer à obéir
  5. Désobéissance

 

Ce sont les étapes du difficile chemin que seule une minorité est capable de suivre jusqu'à son terme. Ce processus psychologique est la volonté d'aller à contre-courant. La désobéissance exige la transformation de l'intériorité dans le domaine de l'action. On n’y parvient qu'au prix d'un effort psychique considérable.

Celui qui désobéit a l'impression de s'être rendu coupable de déloyauté, alors que celui qui obéit rejette sa responsabilité sur l'autorité.

Le sujet obéissant ne ressent pas douloureusement les conséquences de son action, alors que le rebelle oui.



 

Epilogue

 

(Dans l'esprit du subordonné, la responsabilité se déplace vers le haut. Il faut souvent adresser plusieurs requêtes pour obtenir une autorisation. En fait, cette multiplicité de requêtes est toujours un premier signe que l'inférieur hiérarchique sent qu'à un certain niveau il risque d'y avoir transgression d'une loi morale).

Notre expérience révèle la faculté qu'a l'homme de dépouiller son humanité, et pire encore, la difficulté de retrouver l’autorité sur soi-même dès lors que nous sommes devenus partie intégrante d'une des structure hiérarchique de la société.

Une très grande majorité des gens font ce qu'on leur dit de faire sans tenir compte de la nature de l'acte prescrit, et sans être réfrénés par leur conscience, dès lors que l'ordre leur paraît émaner d'une autorité légitime.

 

"La civilisation est caractérisée, avant tout, par la volonté de ne pas faire souffrir gratuitement nos semblables. Selon les termes de cette définition, ceux d'entre nous qui se soumettent aveuglément aux exigences de l'autorité ne peuvent prétendre au statut d'êtres civilisés (...) Notre devoir, si nous souhaitons que la vie ne soit pas totalement dépourvue de sens et de valeur, est de ne rien accepter qui soit en contradiction flagrante avec nos principes de base pour la seule et unique raison que la tradition ou les conventions sociales ou l'autorité nous le prescrivent. Il peut arriver que nous nous trompions, mais toute possibilité d'exprimer notre moi authentique est dès le départ vouée à l'échec si les certitudes que l'on nous demande d'accepter ne coïncident pas avec celles que nous nous sommes forgées. C'est pourquoi, partout et toujours, la condition même de la liberté est une attitude de scepticisme général et systématique vis-à-vis des critères que le pouvoir veut imposer".

Harold J. Laski, the dangers of obedience

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