Foucault - Le courage de la vérité (1984)


"Le courage de la vérité" - Michel Foucault

Cours au Collège de France - 1984

Abrégé résumé de César Valentine




 

1er février 1984

 

Je veux analyser le type d'acte par lequel le sujet, disant la vérité, se représente à lui-même, et est reconnu par les autres comme disant la vérité. En d'autres mots, sous quelle forme se présente celui qui dit vrai. 

Dans la culture grecque et romaine, le principe "il faut dire vrai sur soi-même" a été très important : examen de conscience, correspondances, carnets de notes sur soi-même.

On a tendance à rapporter ces pratiques au principe socratique du "connais-toi toi-même", mais il serait intéressant de les replacer dans le contexte plus large de "soucis de soi" dont le "connais-toi toi-même" n'est qu'une implication. Ce précepte si ancien dans la culture grecque et romaine a donné lieu au développement d'une "culture de soi".

La pratique du dire vrai sur soi-même a fait appel à la présence de l'autre, bien avant le christianisme et la confession. Cet autre est identifiable dans la culture chrétienne où il prend la forme institutionnelle du confesseur ou du directeur de conscience, mais on le retrouve aussi dans la culture moderne où il prend la forme du médecin, du psychiatre, du psychologue, du psychanalyste.

En revanche, dans la culture antique, le statut de cet autre est beaucoup plus variable et moins institutionnalisé, mais quel que soit son profil, il doit avoir une certaine qualification. Ce n'est pas une qualification donnée par l'institution et se rapportant à la possession de pouvoir spirituel (confesseur), ni une qualification institutionnelle garantissant certains savoirs (psychologue, psychanalyste...). Cet autre un peu brumeux doit avoir comme qualification la parrêsia (le franc-parler).

La parrêsia de l'Antiquité est une sorte de préhistoire des pratiques développées par la suite autour de couples célèbres : Le pénitent et son confesseur, le dirigeant et le directeur de conscience, le malade et le psychiatre, le patient et le psychanalyste. C'est cette préhistoire que j'ai essayé d'écrire. 

Cependant, l'origine de la notion de parrêsia n'est pas dans cette pratique du guidage spirituel. Elle est d'abord, fondamentalement, une notion politique, puis dérive dans la constitution du sujet moral. On peut donc à partir de la notion de parrêsia analyser les rapports entre :

  • Modes de véridictions (les savoirs)
  • Techniques de gouvernementalité (les procédures du pouvoir)
  • Formes de pratiques de soi (les modes de constitution du sujet)

 

Pour étudier les rapports entre vérité, pouvoir et sujet, il faut donc opérer ce triple déplacement théorique : 

  • Du thème de la connaissance vers le thème de la véridiction 
  • Du thème de la domination vers le thème de la gouvernementalité 
  • Du thème de l'individu vers le thème des pratiques de soi

 

Rappel des éléments essentiels qui caractérisent la parrêsia

La parrêsia c'est étymologiquement l'activité qui consiste à tout dire. Le parrèsiaste, c'est celui qui dit tout.

De plus, le mot parrêsia peut être employé avec deux valeurs : 

  • Valeur péjorative : dire tout, en ce sens que l'on dit n'importe quoi. C'est le bavard, celui qui ne sait pas se retenir, celui qui n'est pas capable d'avoir un discours rationnel et vrai.
  • Valeur positive : dire la vérité sans dissimulation, ni ornement rhétorique.

 

Mais pour qu'on puisse parler de parrêsia au sens positif du terme, il faut, en plus de la règle du tout dire et la règle de la vérité, deux conditions supplémentaires :

  1. Une opinion personnelle : Il faut que cette vérité constitue l'opinion personnelle de celui qui parle. Il faut qu'il la dise comme étant ce qu'il pense, et pas du bout des lèvres.
  2. Un danger à parler : Il faut qu'en disant cette vérité, il affronte le risque de blesser l'autre, de le mettre en colère. C'est donc la vérité dans le risque de la violence.

 

D'où ce nouveau trait de la parrêsia : elle implique une certaine forme de courage. Le parrèsiaste risque toujours de briser cette relation qui est la condition de possibilité de son discours. 

Exemple : la parrêsia guidage de conscience n'est possible que s'il y a amitié, mais l'usage de la vérité dans ce guidage de conscience risque de briser la relation d'amitié.

Dernier trait à souligner, la parrêsia peut se stabiliser dans un jeu parrèsiastique : le peuple, le prince, l'individu doivent accepter le jeu de la parrêsia. Le pacte parrèsiastique, c'est donc un pacte entre celui qui prend le risque de dire la vérité, et celui qui accepte de l'entendre. Donc courage de la vérité chez celui qui dit et chez celui qui entend.

Le rhéteur peut être un menteur qui contraint les autres, tandis que le parrèsiaste est le diseur courageux d'une vérité où il risque sa relation avec l'autre. La parrêsia n'est pas une technique comme l’est la rhétorique, la parrêsia est une modalité du dire vrai, c'est une manière d'être qui s'apparente à la vertu. C'est un rôle indispensable pour la cité et les individus. 



Les quatre modalités fondamentales du dire-vrai

 

1. Le dire-vrai du Prophète (dit le destin)

Le Prophète est en posture de médiation. Il transmet la parole de Dieu, c'est-à-dire une vérité qui vient d'ailleurs. En tant qu'intermédiaire, il est entre le présent et le futur. 

Il montre ce qui est caché aux hommes : la prophétie ne donne jamais de prescription univoque et claire. La parole du prophète reste donc toujours à questionner et à interpréter.

 

La parrêsia s'oppose au dire vrai prophétique : 

  1. Le prophète parle au nom de quelqu'un d'autre.
    Le parrèsiaste parle en son propre nom.

  2. Le prophète dit l'avenir.
    Le parrèsiaste ne dit pas l'avenir, il lève le voile sur ce qui est. Il aide les hommes dans leur aveuglement, en leur disant ce qu'ils sont.

  3. Le prophète parle par énigmes et ne donne jamais de prescription.
    Le parrèsiaste dit les choses clairement et sans déguisement, sans ornement rhétorique, de sorte que ses paroles reçoivent immédiatement une valeur prescriptive

  4. Le prophète laisse à celui à qui il s'adresse le devoir difficile d'interpréter.
    Le parrèsiaste laisse à celui à qui il s'adresse la rude tâche d'avoir le courage d'accepter cette vérité et d'en faire un principe de conduite.

 

 

2. Le dire-vrai du sage (dit l'être et la nature)

Le sage dit ce qui est, il est présent dans son dire-vrai car c'est sa propre sagesse qu'il formule. Il est par cette présence, beaucoup plus proche du parrèsiaste qu'il ne l'est du prophète.

Cependant, le sage est sage pour lui-même, il n'a pas besoin de parler, il est structurellement silencieux : il ne parle que lorsqu'on le sollicite. Ses réponses énigmatiques font qu'il s'apparente au prophète.

Son dire-vrai peut prendre valeur de prescription sous la forme d'un principe général de conduite, mais pas sous la forme d'un conseil lié à une conjecture (parrêsia).

 

La parrêsia s'oppose au dire vrai du sage :

  1. Le sage ne parle que quand il le veut bien.
    Le parrèsiaste a pour tâche de parler, il interpelle les gens.

  2. Le sage parle par énigme.
    Le parrèsiaste parle aussi clairement que possible.

  3. Le sage dit ce qui est, dans la forme de l'être même des choses et du monde.
    Le parrèsiaste dit ce qui est, mais dans la singularité des individus et des situations. Il ne dit pas l'être de la nature et des choses.

 

Le parrèsiaste ne révèle pas à son interlocuteur ce qui est, il lui dévoile ce qu'il est.

 


3. Le dire-vrai du technicien (dit la technique)

Médecins, musiciens, menuisiers, possèdent une technique, un savoir-faire. C'est-à-dire un ensemble de connaissances théoriques et pratiques. Le savoir du technicien est lié à une traditionnalité.

Le technicien qui détient une technique l'a apprise et a le devoir de la transmettre aux autres, il a donc une obligation de parler. Il se différencie en cela du sage, et s'apparente au parrèsiaste. Cependant, en transmettant son dire-vrai, il ne prend aucun risque. Le dire vrai du technicien assure la survie du savoir. Le dire-vrai du technicien et du professeur unit et lie, alors que le dire-vrai du parrèsiaste prend le risque de l'hostilité.

La parrêsia peut unir et réconcilier, mais qu'après avoir ouvert un moment structurellement nécessaire : la possibilité de la haine et du déchirement.

 

 

4. Le dire-vrai du parrèsiaste (dit l'ethos)

Le parrèsiaste n'est pas le prophète qui dit au nom d'un autre le destin.

Le parrèsiaste n'est pas le sage qui dit au nom de la sagesse l'être et la nature.

Le parrèsiaste n'est pas l'homme du savoir-faire qui dit la technique au nom d'une tradition.

Le parrèsiaste dit la vérité de ce qui est, en prenant le risque d'ouvrir la guerre en son propre nom. Il dit, au nom de son courage, l'ethos (manière d'être d'un individu).

Donc quatre modes de véridictions qui impliquent des personnages différents appellent des modes de paroles différentes, se réfèrent à des domaines différents (destin, être, technique).

 

Socrate est en relation avec les quatre formes de dire-vrai :

  • La parrêsia : il interpelle les gens.
  • La prophétie : c'est pour honorer la prophétie de Delphes que Socrate a commencé sa mission.
  • La sagesse : Socrate a les traits de la sagesse : vertus, maîtrise de soi, abstention à l'égard des plaisirs, endurance à la souffrance, capacité à s'abstraire du monde. Mais il a aussi ce trait de sagesse qui est un certain silence, il ne dit pas spontanément ce qu'il sait, il interroge.
  • La technique : le problème socratique, c'est comment enseigner la vertu, et comment donner aux jeunes les qualités nécessaires pour bien vivre et bien gouverner.

 

Structure antique et chrétienne du dire-vrai

La philosophie antique a rapproché la modalité de la sagesse et la modalité parrèsiastique : dit l'être des choses et y articule l'ethos (formation du sujet) dans la forme de la parrêsia.

Le christianisme médiéval a rapproché la modalité prophétique et la modalité parrèsiastique : dit aux hommes l'avenir et ce qu'ils sont (la prédication dit ce qu'est le jugement dernier, et dit aux hommes leurs fautes et comment ils doivent changer leur mode d'être).

Le christianisme médiéval a aussi rapproché la modalité de la sagesse et la modalité de l'enseignement : dire vrai sur l'être des choses et dire vrai sur le savoir (l'université).

Prédication et universités sont des institutions propres au Moyen-Âge.

 

Époque moderne

Dire-vrai prophétique : discours politiques, révolutionnaires.

Dire-vrai de la sagesse : discours philosophiques.

Dire-vrai de la technique : institutions de sciences et institutions d'enseignement.

Dire-vrai parrèsiastique : elle a disparu et ne se retrouve que "greffée" sur l'une de ces trois modalités :

  1. Le discours révolutionnaire quand il critique la société existante (dire-vrai prophétique à caractère parrèsiastique).
  2. Le discours philosophique qui critique l'ordre du savoir ou la morale (dire-vrai de la sagesse à caractère parrèsiastique).
  3. Le discours scientifique quand il critique les savoirs existants, les institutions dominantes et les manières de faire (dire-vrai de la technique à caractère parrèsiastique).






8 février 1984

 

 

Ce cours a pour tâche de décrire la crise de la parrêsia démocratique dans la pensée grecque du 4e siècle, afin de montrer comment la transformation de la parrêsia politique en parrêsia éthique a constitué la philosophie occidentale comme forme de pratique du discours vrai. 

 

 

La parrêsia politique

  1. Le terme parrêsia désigne le droit de naissance de prendre publiquement la parole pour donner son avis sur des choses qui intéressent la cité.
  2. On ne possède pas ce droit quand on est exilé dans une cité étrangère.
  3. On peut perdre cette parrêsia si un déshonneur vient marquer la famille.

 

La parrêsia était donc une liberté donnant le droit d'exercer ses privilèges au milieu des autres, par rapport aux autres, et sur les autres. Or, au IVe siècle la parrêsia apparaît comme une pratique dangereuse à exercer avec précaution. Il y a une méfiance de la parrêsia qui débouche sur une critique de la parrêsia (Platon, Démosthène, Isocrate).

 

Critique de la parrêsia démocratique

Les institutions démocratiques ne sont pas capables de bien faire jouer la parrêsia car il leur manque la "différenciation éthique".

Athènes était fière d'être une cité démocratique où le pouvoir de prendre la parole et le courage d'accepter le dire-vrai étaient mieux réalisés qu'ailleurs. Mais la démocratie apparaît comme le lieu où donner son opinion devient dangereux :

  1. Dans la démocratie, la parrêsia est dangereuse pour la cité, car c'est la liberté donnée à n'importe qui de prendre la parole pour satisfaire ses intérêts ou ses passions.
    La cité démocratique est sans unité car chacun donne son opinion et se gouverne comme il veut. Il y a donc autant de constitutions que d'individus.
  2. Dans la démocratie, la parrêsia est dangereuse pour l'individu qui essaie de l'exercer. Un homme qui, en parlant pour des motifs nobles, s'oppose à la volonté de tous, s'expose à la mort.

 

Donc soit la démocratie fait place à la parrêsia, mais c'est une liberté dangereuse pour la cité, soit la parrêsia est une attitude courageuse et n'a donc pas de place dans la démocratie. De plus, du moment qu'il y a parrêsia pour tout le monde, il ne peut pas y avoir de parrêsia comme courage de dire vrai.

Il est donc impossible de faire jouer la parrêsia au sens plein et positif du terme en démocratie. Il y a une impuissance du discours vrai, et celui qui dit vrai n'est pas capable de se faire reconnaître. Cette impuissance du discours vrai est due à la structure même de la démocratie.

 

Le vrai dans l'ordre du discours politique, c'est-à-dire ce qui est bien pour la cité, ne peut pas être dit dans la forme de la démocratie, mais ne peut être dit qu'à partir du marquage entre les plus nombreux et les moins nombreux, les bons et les mauvais. C'est dans ce partage éthique, dans cette différenciation éthique, que peut surgir le dire-vrai.

(La différenciation éthique c’est, dans une société, le partage entre les plus nombreux et les moins nombreux équivalant aussi à un partage entre les meilleurs et les pires. Ce partage étant entendu comme une scansion, une opposition. La différenciation éthique, c’est ce qui permet une différenciation du dire-vrai dans le champ politique).

En soumettant le meilleur au pire, en retournant l'ordre des valeurs, la démocratie ne peut qu’éliminer le dire-vrai en ne l'écoutant pas quand il se formule, ou en le supprimant physiquement par la mort. 

À partir de là, on peut comprendre le retournement platonicien et l'hésitation aristotélicienne.

 

1. Le retournement platonicien

Pour Platon, à partir du moment où on fera valoir le discours vrai par la philosophie comme fondement de la politeia, le discours vrai éliminera la démocratie. C'est le dire-vrai qui doit être le principe de définition d'une structure politique (politeia).

C'est à la démocratie que s'oppose la redescente dans la caverne. Il faut redescendre dans la cité, devenir ceux qui la gouvernent et imposer son discours vrai à ceux qui veulent imposer la flatterie (les démocrates et les démagogues).

 

2. L'hésitation aristotélicienne

  1. Pour Aristote, c'est le pouvoir des plus pauvres qui caractérise la démocratie, qu'ils soient les plus nombreux ou les moins nombreux.
  2. Qu'est-ce que les meilleurs ? Il faut distinguer la vertu du citoyen et la vertu de l'homme vertueux.
  3. Quelle que soit la forme de gouvernement, ceux qui gouvernent peuvent gouverner pour leur propre intérêt ou pour l'intérêt de la cité. Effectivement, même en monarchie ou en tyrannie, il est possible qu'un individu seul ou qu’un petit nombre l'emportent sur les autres en vertu. En revanche en démocratie, la multitude qui règne ne peut viser que son propre intérêt, car il devient très difficile de trouver cette différenciation éthique, cette singularité éthique qui visera le bien de la cité. Dans une démocratie, la différenciation éthique ne joue pas.

 

Comment la différenciation éthique peut prendre place en démocratie où il y a une perpétuelle alternance gouvernés/gouvernants

Relativement à l'ostracisme athénien qui prévoyait l'exil d'un citoyen que l'excellence plaçait au-dessus des autres, Aristote remarque qu'un homme exceptionnel ne doit ni être exilé, ni même être soumis "à la règle commune", car c'est "dans la nature des choses" que tous les citoyens se soumettent à lui, et lui obéissent.

Donc pour Aristote, en démocratie si l'excellence moral surgit, elle récuse la démocratie. L’excellence doit avoir autorité sur les autres hommes.

 

À mesure que la démocratie n'est plus le lieu privilégié de la parrêsia, c'est le rapport prince/conseiller qui le devient. Le dire vrai peut convaincre le prince car le prince a une âme qui peut être persuadée et éduquée par le dire-vrai. Le discours vrai peut constituer le prince comme sujet moral.

Au contraire, en démocratie il n'y a pas de place pour que se constitue une éthique chez le sujet, car il n'y a pas de différenciation éthique, donc la vérité ne peut pas être entendue.

 

Donc dans cette valorisation de la monarchie comme lieu de la parrêsia, on peut souligner quatre points :

  1. La parrêsia n'est plus un droit détenu par le sujet comme ça l'était chez Euripide, mais une pratique qui a pour corrélatif privilégié, non plus la cité à convaincre, mais l'âme de l'individu = on passe de la cité (polis) à l'âme (psukhé).
  2. L'objectif de ce dire-vrai tourné vers l'âme n'est plus l'avis utile donné aux citoyens qui cherchent un guide, mais la formation d'une certaine manière d'être = l'objectif est moins le salut de la cité que la moralité de l'individu.
  3. Cette destination à la fois de l'âme et de la manière d'être, permet au dire-vrai d'induire dans le sujet des effets de transformation :
    1. L'âme devient le problème central pour la philosophie
    2. La parrêsia a trois pôles : aletheia (dire-vrai), politeia (gouvernement), ethos (formation du sujet).

 

C'est l'irréductibilité de ces trois pôles qui a soutenu l'existence de tout le discours philosophique depuis la Grèce jusqu'à nous. Le discours philosophique est donc la corrélation de trois discours : scientifique, politique, moral.

 

 

 

Les quatre attitudes philosophiques qui lient aletheia, politeia et ethos :

 

1. Attitude prophétique en philosophie

Prédit quand et sous quelle forme se réconcilieront :

  • La production de la vérité (aletheia)
  • L'exercice de pouvoir (politeia)
  • La formation morale (ethos)


2. L'attitude de sagesse en philosophie

Prétend dire dans un discours unique ce qu'il en est de la vérité, du gouvernement et de la morale.

 

3. Attitude d'enseignement en philosophie

Cherche à définir les conditions formelles :

  • Du dire-vrai = logique 
  • Du meilleur gouvernement = analyse politique
  • Des principes moraux = morale

 

4. Attitude parrèsiastique en philosophie

Discours de l'irréductibilité et de la nécessaire relation de la vérité, du pouvoir et de la formation morale.





15 février 1984

 

Étude de la parrêsia dans le champ de l'éthique, à travers "l'apologie de Socrate" et le "Phédon" de Platon.

 

1. L'apologie de Socrate

Socrate commence sa plaidoirie par un discours de type judiciaire : mes adversaires mentent, moi je dis la vérité. Puis il ajoute : mes adversaires sont habiles à parler, moi je parle simplement, sans apprêt. Mes adversaires sont si habiles à parler qu'ils arrivent presque à me faire oublier ce que je suis = l'habileté des autres à parler et leurs paroles sophistiquées, peuvent aller jusqu'à provoquer l'oubli de soi. Donc corrélativement et négativement à la parole rhétorique : la parole de parrêsia sans apprêt conduit l'autre à la vérité de lui-même.

Socrate explique qu'il ne s'est jamais engagé en politique, car une voix divine, démoniaque l'en a toujours empêché. Et il ajoute que s'il s'était adonné à la politique, il serait mort depuis longtemps, car face aux institutions politiques, la parrêsia ne fonctionne pas.

Cependant, Socrate s'était opposé dans le passé au pouvoir politique, en s'opposant à l'exécution de généraux Athéniens punis pour impiété vers 406 : "Seul, j'ai voté contre votre désir". Et puis à la fin du Ve siècle, pendant la dictature des 30, Socrate refuse une injonction à aller chercher un citoyen pour l'exécuter : "Je manifestais non pas par des mots, mais par des actes, que je ne me soucie pas de la mort, mais que je ne veux rien faire d'injuste" (l'Apologie de Socrate). Donc ce n'est pas la peur de la mort qui a poussé Socrate à ne pas s'engager en politique. Il n'a pas fait de politique, car mort, il n'aurait pas pu être utile à lui-même et aux Athéniens.

Socrate marque l'instauration d'un dire-vrai philosophique en face du dire-vrai politique.



Trois moments dans "l'Apologie" schématisent ce dire-vrai philosophique 

 

Premier moment

L'oracle de Delphes dit que nul n'est plus savant que Socrate. Doutant de la parole de l'oracle, Socrate va mener son enquête en questionnant les gens sur ce qu'ils savent. 

Traditionnellement, l'attitude à l'égard d'une parole oraculaire, c'est l'interprétation et l'attente dans le champ du réel (on interprète l’oracle et on attend que la prédiction se produise, ou on cherche à l’éviter). Mais l'attitude socratique à l'égard de l'oracle, c'est la recherche et l'épreuve dans le jeu de la vérité (on cherche à comprendre l’oracle, et cette recherche prend la forme d’une réfutation possible).

 

Second moment

Pour mener cette recherche, Socrate questionne les citoyens, hommes d'état, poètes et artisans. Tous ont en commun de croire connaître alors qu'ils ne savent pas. Ce qui les différencie tous de Socrate, c'est que Socrate sait qu'il ne sait pas.

Donc cet examen, c'est :

  1. Une manière de vérifier si l'oracle dit vrai.
  2. Une manière d'éprouver les âmes sur ce qu'elles savent et ne savent pas à propos des choses et à propos d'elles-mêmes.
  3. Confronter ces âmes à l'âme de Socrate.

Il résulte de cet examen que Socrate en sait plus que les autres, en ceci qu'il sait sa propre ignorance. C'est ainsi que l'âme de Socrate devient la pierre de touche de l'âme des autres.

 

Troisième moment

Ces examens que Socrate a pratiqués, lui ont attiré beaucoup d'hostilité et l'ont emmené au tribunal. Mais le danger ne l'a pas arrêté, et il le dit clairement : un homme de quelque valeur n'a pas "à calculer ses chances de vie de mort". Cette parrêsia philosophique, Socrate la définit comme une mission.



Le philosophe n'est donc pas le sage qui n'intervient que lorsque l'urgence le demande. Le philosophe est là tout le temps, comme un soldat. Sa mission est de veiller en permanence sur les autres, pour les inciter à s'occuper, non pas de leur fortune ou de leur réputation, mais pour s'occuper d'eux-mêmes, c'est-à-dire :

  • De leur raison (phonesis) : permet de prendre les bonnes décisions en chassant les opinions fausses.
  • De la vérité (aletheia) : c'est la vérité que recherche la raison, puisque la vérité c'est l'Être (dieu) dont l'âme est parente.
  • De leur âme (psuckhé) : l'âme en tant que parente de dieu, recherche la vérité.

Donc, la parrêsia philosophique fonctionne sur un axe éthique, elle cherche à fonder l'ethos, c'est-à-dire la manière d'être du sujet.

 

Trois moments dans la véridiction socratique

  1. Recherche : la recherche de ce que dit le dieu.
  2. Épreuve : la confrontation et l'épreuve des âmes entre elles.
  3. Souci : le soin de soi-même comme objectif de cette recherche.

 

Trois moments dans la véridiction politique

  1. La véridiction (dire-vrai) politique ne se pratique pas comme une recherche, mais se manifeste comme une affirmation.
  2. La véridiction politique ne pratique pas l'examen et la confrontation des âmes, mais s'adresse courageusement dans sa solitude à celui ou ceux qui ne veulent pas écouter.
  3. La véridiction politique n'incite pas les gens à prendre soin d’eux-mêmes, mais leur dit ce qu'il faut faire, puis se détourne et les laisse se débrouiller comme ils peuvent avec eux-mêmes et la vérité.

 

L'interdit démoniaque que Socrates a entendu a tracé une ligne énigmatique entre ces deux courage de dire-vrai, c’est-à-dire entre la véridiction philosophique et la véridiction politique.



Différence de la parrêsia philosophique avec les autres formes de parrêsia

 

1. Prophétie

 

Le parrêsia de Socrate prend appui sur la prophétie de dieu mais la questionne = transposition de la véridiction prophétique dans un champ de vérité (= recherche).

 

2. Sagesse

 

La recherche socratique s'oppose à celle du sage qui cherche à dire l'être des choses et l'ordre du monde. La recherche socratique porte sur l'âme et sur la vérité de l'âme (= distinction d'objet).

 

 

3. Enseignement/technique

 

Le professeur ne prend pas de risque en transmettant à ceux qui savent ce que lui-même sait. Au contraire, Socrate montre courageusement aux autres qu'ils ne savent pas et qu'il leur faut s'occuper d’eux-mêmes, et en agissant ainsi, il risque sa vie (= différence par retournement).

 

Donc Socrate opère une distinction radicale du dire-vrai philosophique des autres dire-vrai, et montre la nécessité du courage pour exercer ce dire-vrai.



En conclusion

 

  1. Il ne faut pas exposer la parrêsia philosophique aux dangers de la politique, car elle a une autre forme que le discours politique, et parce qu'elle risque d'être réduite au silence et de n'être pas entendue.
  2. La parrêsia philosophique est utile à la cité car en incitant les individus à prendre soin d'eux-mêmes, c'est à toute la cité que le dire-vrai est utile.
  3. La parrêsia philosophique révèle l'homme à la vérité de lui-même : le souci de soi emmène à se soucier des autres, de telle sorte qu'ils se soucient d'eux-mêmes, c'est-à-dire de leur raison, de la vérité et de leur âme.



Analyse de la toute fin du "Phédon" de Platon

Ce sont les toutes dernières paroles de Socrate puisqu'il boit ensuite la ciguë et meurt. Il s'adresse à Criton et lui dit : "Nous devons un coq à Asclépios. Payez ma dette, n'oubliez pas"

Asclépios est le Dieu qui guérit les hommes de temps en temps, et sacrifier un coq est donc le geste qu'on fait suite à une guérison. 

Pour comprendre cette dernière recommandation de Socrate, il faut faire intervenir le dialogue du Criton, et plus précisément la partie dans laquelle Criton propose à Socrate de s'évader. Criton lui expose plusieurs arguments pour le convaincre :

  1. S'il ne s'évadait pas il se trahirait lui-même.
  2. Il trahirait aussi ses enfants en les abandonnant.
  3. Ce serait un déshonneur pour ses amis à qui on reprocherait de n'avoir pas tout fait pour essayer de le sauver.

Socrate pose alors cette question à Criton : "Faut-il tenir compte du jugement de tout le monde, seulement de l'opinion que les hommes partagent, ou bien existe-t-il certains hommes dont l'opinion est telle qu'il faut en tenir compte ?" 

Or, en suivant aveuglément l'opinion des gens, cette partie de nous-mêmes qui se rapporte à la justice et à l'injustice risque d'être corrompue. Il faut donc se référer à l'opinion de ceux qui savent, car c'est la vérité qui décide de ce qui est juste et injuste, c'est le Logos qui guérit de l'opinion fausse. Le sacrifice d'un coq à Asclépios est donc en référence à la guérison de l'opinion fausse.

Cependant, c'est Criton qui a, après avoir parlé avec Socrate, guéri de l'opinion fausse. Alors pourquoi Socrate dit "nous devons un coq" et pas "tu dois un coq" ?

  1. Il y a entre Socrate et ses disciples un lien d'amitié qui fait que les souffrances de l'un font mal aux autres.
  2. Socrate aurait pu être convaincu par Criton et décider de s'enfuir. C'est son rapport à lui-même et à la vérité qui l'a empêché de se laisser séduire par cette opinion.
  3. Tout le monde se retrouve uni, lié et solidaire dans la discussion philosophique. Ainsi, si le mauvais discours triomphe c'est une défaite pour tous, mais si c'est le bon discours qui triomphe, tout le monde est vainqueur.

 

"Ayez souci de vous-même", c'est cela le testament de Socrate, sa dernière volonté. La mort de Socrate fonde dans l'histoire occidentale, la philosophie comme une forme propre de véridiction en dehors de la tribune politique, dont le courage doit s'exercer jusqu'à la mort.







22 février 1984

 

Analyse du "Lachès" de Platon

En comparant le Lachès et l'Alcibiade, on a le point de départ de deux lignes d'évolution de la réflexion et de la pratique de la philosophie :

  1. La philosophie, en incitant les hommes à s'occuper d'eux-mêmes, les conduit jusqu'à la réalité métaphysique de l'âme = prendre soin de son âme.
  2. La philosophie comme épreuve de l'existence et comme élaboration d'une certaine forme de vie = prendre soin de sa vie (le bios), la vie est matrice éthique et objet d'un art de soi-même.

La vie comme objet du souci semble être le départ de toute une pratique philosophique dont le cynisme est le premier exemple.






29 février 1984

 

Parrêsia socratique

  1. La parrêsia de Socrate sert à demander aux interlocuteurs s'ils peuvent rendre compte d'eux-mêmes.
  2. Cette parrêsia les conduits à reconnaître qu'ils ont à se soucier d'eux-mêmes
  3. Socrate est celui qui est capable, en se souciant des autres, de leur apprendre à se soucier d’eux-mêmes.

 

Dualité entre "être de l'âme" et "style de l'existence"

Alcibiade : courage du dire vrai pour découvrir l'âme = métaphysique de l'âme = dire l'être de l'âme.

Lachès : courage du dire-vrai pour donner à la vie forme et style = stylistique de l'existence = donner du style à l'existence.

Dans les deux cas, l'objectif est de rendre raison de soi.

 

La parrêsia socratique a constitué l'existence comme objet esthétique : la vie comme une œuvre belle. Pour l'homme, sa manière d'être et de se conduire, l'aspect de son existence aux yeux des autres et à ses yeux, la trace que son existence laissera après sa mort, ont été un objet de préoccupation esthétique : souci de beauté, d'éclat et de perfection.

Ce que j'ai voulu ressaisir, c'est le moment où s'est établi un rapport entre le souci de l'existence belle et la préoccupation du dire-vrai. C'est-à-dire le rapport entre vraie vie et jeu du dire vrai.

Ces deux thèmes ont été très continuellement associés, c'est-à-dire qu'une métaphysique de l'âme est presque toujours associée à un certain style de vie. Et inversement, un style de vie se réfère presque toujours à une métaphysique de l'âme. Mais ce rapport n'est jamais nécessaire ou unique, la relation est souple. Une même métaphysique peut être associée à plusieurs styles d'existence, et inversement, un style d'existence associé à plusieurs métaphysiques.

 

Sur le cynisme

Dans le cynisme, style de vie et dire-vrai sont directement liés l'un à l'autre. Diogène, à qui on avait demandé ce qu'il y avait de plus beau chez les hommes, répond : “la parrêsia”. Le thème de la beauté de l'existence et l'exercice de la parrêsia sont ici directement liés.

Le cynisme use de parrêsia et vit pauvrement, avec le moins d'artifice possible. Le cynique a un bâton, une besace, un manteau, il est pieds nus ou en sandales, il est sale, c'est l'homme qui erre et qui mendie, l'homme qui n'est pas inséré dans la société, l'homme qui n'a ni maison, ni famille, ni patrie. Le cynique, c'est aussi l'homme qui se fait appeler le chien.

 

Le mode de vie cynique a des fonctions précises par rapport au dire-vrai :

  1. Fonction instrumentale : il rend possible le dire vrai.
    (Pour accepter le risque de dire la vérité, il ne faut être attaché à rien)

  2. Fonction de réduction : il réduit toutes les obligations inutiles.
    (Le mode de vie cynique, en réduisant toutes les conventions inutiles et toutes les oppositions superflues, est une sorte de décapage de l'existence pour faire apparaître la vérité)

  3. Rôle d'épreuve : fait apparaître dans la nudité les seules choses indispensables à la vie humaine.
    (Le mode de vie cynique fait apparaître dans son indépendance, dans sa liberté fondamentale, ce qu'est la vie et par conséquent ce qu'elle doit être)

 

Donc le cynisme fait de la forme de l'existence :

  1. Une condition essentielle pour le dire-vrai.
  2. La pratique réductrice qui laisse la place au dire-vrai.
  3. Une façon de rendre visible la vérité elle-même.

En somme, le cynisme fait de l'existence une manifestation de la vérité.



Thème du chien

Le cynique est un chien 

  • Non pas parce qu'il est indépendant, mais parce qu'il est franc.
  • Non pas parce qu'il est gourmand, mais parce qu'il vit au jour le jour.
  • Non pas parce qu'il aboie, mais parce qu'il monte la garde pour le salut des âmes.

 

Le cynique est le "témoin de la vérité", il souffre, endure, se prive pour que la vérité prenne corps dans sa propre vie, dans son propre corps. Et par son propre corps, le corps même de la vérité est rendu visible. Le noyau du cynisme, c'est exercer dans et par sa vie le scandale de la vérité.



Le cynisme : une catégorie historique traversant toute l'histoire occidentale

Selon les auteurs, on trouve différentes distinctions du cynisme.

 

Chez Tillich :

Cynisme ancien : critique de la culture contemporaine des cyniques, sur la base de la nature et de la raison.

Cynisme contemporain : courage d'être soi-même son créateur.

 

Chez Heinrich :

Cynisme ancien : affirmation de soi qui, ne pouvant plus prendre référence sur les structures politiques et communautaires de la vie ancienne, chercherait son fondement dans l'animalité = affirmation de soi-même comme animal. 

Cynisme contemporain : affirmation de soi dans l'Europe moderne, qui s'effectue par rapport à l'absurdité et l'absence universelle de signification.

 

Dans toutes ces interprétations, le cynisme est toujours présenté comme un individualisme, une affirmation de soi en réaction à la dislocation des structures sociales de l'Antiquité ou en face de l'absurdité du monde moderne. Mais en focalisant sur la question de l'individualisme, on risque de manquer le noyau du cynisme : la relation entre forme d'existence et manifestation de la vérité. Il faut donc envisager l'histoire du cynisme à partir du style de vie comme lieu d'émergence de la vérité. 

 

 

Trois véhicules ont transmis sous des formes diverses le schéma cynique :

 

1. L'ascétisme chrétien

Beaucoup des attitudes cyniques se retrouvent dans de nombreux moments spirituels du Moyen-Âge.

 

2. Les mouvements révolutionnaires

La révolution dans le monde européen moderne n'a pas été simplement un projet politique, elle a été aussi une forme de vie. Le militantisme a pris dans l'Europe du XIXe et du XXe siècle, trois grandes formes :

  1. La socialité secrète : la vie révolutionnaire dans la société secrète (associations, complots contre la société…).
  2. L'organisation instituée : militantisme organisé et institué qui fait valoir ses objectifs dans le champ social et politique (organisations syndicales, partis politiques révolutionnaires…).
  3. Le témoignage par la vie : militantisme sous la forme d'un style d'existence. Le militantisme révolutionnaire est en rupture avec les conventions. Il manifeste directement par sa pratique constante une autre vie qui est la vraie vie.
    L'anarchie et le terrorisme comme pratique de la vie jusqu'à la mort pour la vérité, sont le passage à la limite, le passage dramatique ou délirant, de ce courage pour la vérité qui avait été posé par les Grecs.

 

3. L'art

  1. Dans l'Antiquité il y a un art cynique : la satyre, la comédie.
  2. Dans l'Europe médiévale, il y a les fabliaux, la fête, le carnaval (la vie violente, scandaleuse, qui manifeste la vérité).
  3. L'art moderne est pour nous le véhicule du mode d'être cynique. Cela s'est fait de deux façons :
    1. À la fin du XVIIIe, au cours du XIXe, il y a l'apparition dans la culture européenne de "la vie d'artiste" : c'est l'idée que la vie de l'artiste doit constituer un certain témoignage de ce qu'est l'art dans sa vérité.
      Ce thème de la vie d'artiste repose sur deux principes :
      • L'art est capable de donner à l'existence une forme en rupture avec toute autre forme : la forme de la vraie vie.
      • Et inversement, la vraie vie, la vie d'artiste, est la caution que toute œuvre qu'elle produit appartient au domaine de l'art. C'est l'idée de la vie d'artiste comme condition de l'œuvre d'art.
    2. L'art n'imite plus le réel, il le met à nu, le démasque, le réduit à l'élémentaire de l'existence. L'art se constitue comme irruption de ce qui, dans une culture, n'a pas de possibilité d'expression. Dans cette mesure-là, on pourrait dire qu'il y a un anti-platonisme de l'art moderne : l'art comme lieu d'irruption de l'élémentaire, comme mise à nu de l'existence. Et il y a aussi un caractère anti-aristotélicien de l'art moderne : le rejet perpétuel de toute forme déjà acquise.
      L'art moderne sous ces deux aspects a une fonction essentiellement anti-culturelle. L'art moderne, c'est le cynisme dans la culture, le cynisme de la culture retournée contre elle-même.

 

(Notes ajoutées : le cynisme peut être rapproché du scepticisme, mais la différence c'est que le scepticisme est une attitude d'examen dans le domaine du savoir, et laisse de côté les implications pratiques, alors que le cynisme est centré sur une attitude pratique et une indifférence théorique. La combinaison du cynisme et du scepticisme au XIXe siècle a été au principe du nihilisme : une manière de vivre particulière à l'égard de la vérité. Il faut considérer le nihilisme comme une forme du problème du rapport entre volonté de vérité et style d'existence. Quelle est la vie nécessaire dès lors que la vérité ne serait pas nécessaire ? La question du nihilisme est : "Si je dois m'affronter au "rien n'est vrai", comment vivre ?"

Dans cet Occident qui a inventé bien des vérités, et des styles d'existence, le cynisme ne cesse de rappeler que bien peu de vérité est indispensable pour qui veut vivre vraiment, et bien peu de vie est nécessaire quand on tient vraiment à la vérité.)






7 mars 1984

 

Le cynisme est difficile à analyser, et cela pour quatre raisons : 

 

1. La variété des attitudes

Le noyau central du cynisme, c'est l'homme au manteau, à la barbe hirsute, aux pieds nus et sales, avec la besace et le bâton, l'homme qui est au coin des rues et qui interpelle les gens pour leur dire leurs quatre vérités. Mais il y a de part et d'autre de ce personnage, d'autres formes de vie cyniques.

 

2. L'ambiguïté d'attitudes à son sujet

Certains dénoncent violemment le cynisme comme bruyant, agressif, négateur des règles. D'autres en font un portrait positif, en décrivant un cynisme réfléchi, discret, honnête et réellement austère. 

La critique du cynisme se fait toujours au nom d'un cynisme essentiel qui serait la figure de Diogène de Sinope, Cratès de Thèbes ou même la figure mythique d'Héraclès.

 

3. La tradition cynique ne comporte pas de textes théoriques

Pour les cyniques, l'enseignement de la philosophie n'a pas pour fonction de transmettre des connaissances, mais surtout de donner un entraînement intellectuel et moral. Donc transmission d'une armature pour la vie, et non pas d'un ensemble de connaissances.

Pour les cyniques, si les choses sont cachées dans la nature, c'est qu'elles ne servent à rien. Tout ce qui est nécessaire à l'existence est à disposition de tout le monde. L'enseignement cynique c'est la voie courte vers la vertu, il n'y a pas besoin de longues théories. La voie brève, c'est la voie de l'exercice, la voix longue, la voie du discours.

 

4. Le cynisme a eu un mode de traditionnalité particulier

Pour transmettre ces schémas de vie, les cyniques n'usent pas d'un enseignement théorique, mais usent de modèles, de récits et d'anecdotes. Ces récits sont attribués soit à des figures historiques, soit à des pères fondateurs. Il est donc dur de retrouver le noyau de leur doctrine. 

Classiquement, la philosophie avait une traditionnalité doctrinale : réactualiser un noyau de pensées primitif, ce qui maintient un sens par-delà l'oubli.

Le cynisme a pratiqué une traditionnalité d'existence : remémorer des éléments et des épisodes de vie qu'il s'agit d'imiter non pas parce qu'ils auraient été oubliés, mais parce que nous ne serions plus maintenant à la hauteur de ces exemples, à cause d'une déchéance, d'un affaiblissement, d'une décadence. L'objectif est de restituer la force d'une conduite par-delà un affaiblissement moral.

 

Le héros philosophique

On voit apparaître chez les cyniques la figure du héros philosophique. Le héros philosophique n'est plus le sage, mais n'est pas encore le saint. La tradition cynique a transmis l'idée de la vie philosophique comme vie héroïque. À partir de là on pourrait se faire une autre idée d'une histoire de la philosophie. Non pas une histoire des doctrines philosophiques, mais une histoire des formes, modes et styles de vie. Une histoire de la vie philosophique comme forme d'éthique et d'héroïsme.

Cet héroïsme philosophique, qui n'a plus trouvé sa place dans la philosophie devenue métier d'enseignant, s'est déplacé et transformé dans le champ politique : la vie révolutionnaire.



Les quatre formes du vrai dans la pensée grecque classique :

  1. Est vrai ce qui est non caché, donc ce qui est complètement visible.
  2. Est vrai ce qui ne subit aucun mélange avec autre chose que lui-même.
  3. Est vrai ce qui est droit, ce qui s'oppose donc aux détours et replis.
  4. Est vrai ce qui existe et se maintient au-delà de tout changement.

 

On applique d'ailleurs cette notion de vérité au logos, entendu comme manière de parler :

  1. Le dire-vrai est un discours où rien n'est dissimulé.
  2. Le dire-vrai est un discours dans lequel ni le faux, ni l'opinion, ni l'apparence ne viennent se mêler au vrai.
  3. Le dire-vrai est un discours droit, conforme aux règles et à la loi.
  4. Le dire-vrai est un discours qui reste le même et qui ne peut pas être réfuté.

 

Dans le véritable amour, on retrouve là aussi ces mêmes valeurs. Le véritable amour c'est :

  1. Un amour sans dissimulation.
    • Il n'a rien de honteux à cacher 
    • Il ne dissimule pas ses fins
  2. Un amour sans mélange de plaisir et de déplaisir.
  3. Un amour conforme à ce qui est juste.
  4. Un amour incorruptible qui n'est jamais soumis au changement.

 

Cette définition du véritable amour permet d'avancer dans notre recherche de ce qu'est la vie vraie, car dans la philosophie platonicienne comme dans la spiritualité chrétienne, le vrai amour est la forme par excellence de la vie véritable.

 

La vie vraie c'est :

  1. Une vie non dissimulée.
  2. Une vie sans mélange de bien et de mal, sans mélange de plaisir et de souffrance, de vice et de vertu. Une vie qui ne peut pas être bigarrée (comme la bigarrure des cités démocratiques ou tyranniques).
  3. Une vie droite conforme aux règles.
  4. Une vie qui échappe aux perturbations et aux changements, et qui est dans un bonheur parfait. C'est donc la vie divine et bienheureuse. 

 

Sur Diogène de Sinope

Nous allons voir maintenant la façon dont le cynisme a repris cette notion de vie véritable. Pour cela il nous faut rappeler quelques épisodes de la vie de Diogène.

Diogène était le fils d'un banquier. À la suite d'une activité de faux-monnayage, Diogène et son père auraient été exilés de Sinope. C'est là que Diogène se rendant à Delphes, reçoit de l'oracle ce conseil : "change la valeur de la monnaie".

Ce principe, "change la valeur de la monnaie", a deux significations :

  1. Établir une symétrie entre Socrate et Diogène, tous deux ayant reçu une mission de l'oracle (Socrate avait reçu de l'oracle l'injonction "connais-toi toi-même").
  2. Il y a un rapprochement entre monnaie et règles (nomisas c'est la monnaie, nomos c'est la loi), changer la valeur de la monnaie c'est prendre une certaine attitude vis-à-vis de la loi et des conventions.
    • Changer la valeur de la monnaie, c'est restituer à la monnaie sa véritable valeur en lui imposant une autre effigie, une effigie meilleur (changer l'effigie et faire grimacer le thème de la vraie vie).






14 mars 1984

 

Le cynisme se présente d'un côté comme un ensemble de traits communs à beaucoup de philosophies de l'époque, et d'un autre côté il est marqué par un scandale, une réprobation. Donc il est à la fois banal et inacceptable. Le cynisme a été perçu comme la banalité scandaleuse de la philosophie.

Comment le cynisme peut-il dire ce que dit tout le monde et rendre inadmissible le fait même de le dire ? Ce paradoxe mérite de s'y arrêter pour deux raisons :

 

1. Exposer la vérité par sa vie elle-même

Le cynisme donne une forme nouvelle au vieux problème politique et philosophique du courage de la vérité :

  1. La bravoure politique
    C'est dire quelque chose de contraire à ce que pense le prince. C'est pour la vérité que l'homme politique courageux risque sa vie = opposer à une erreur le courage du dire-vrai.
  2. L'ironie socratique
    C'est faire reconnaître aux gens que ce qu'ils disent savoir, en fait ils ne le savent pas. Le risque étant de provoquer colère, vengeance, procès = glisser à l'intérieur d'un homme une vérité qui le conduira à se soucier de lui-même.
  3. Le scandale cynique
    C'est faire condamner par les gens la manifestation même de ce qu'ils admettent au niveau des principes = risquer sa vie par la manière dont on "expose" sa vie. Le cynique expose sa vie, non pas par des discours mais par sa vie elle-même.

 

2. La question de la vraie vie

Le cynisme a posé la question de la vie philosophique : "quelle est la forme de vie qui pratique le dire-vrai ?" 

Depuis l'origine de la philosophie, il a toujours été admis que la philosophie doit être une sorte d'exercice de vie. C'est en cela que la philosophie se distingue de la science. Mais la philosophie a progressivement éliminé le problème de cette vie philosophique. Cette disparition du problème de la vraie vie a plusieurs raisons :

  1. Confiscation du problème de la vraie vie dans l'institution religieuse.
  2. Annulation du problème de la vraie vie dans l'institution scientifique.
    La question de la vie philosophique n'a pas cessé d'apparaître comme en trop par rapport à un discours philosophique de plus en plus indexé au modèle scientifique, et cela à mesure que la connaissance scientifique devenait la seule condition d'accès à la vérité.

 

Je voudrais maintenant étudier comment le cynisme a posé la question de la vie philosophique et comment il l'a pratiqué. On trouve un certain nombre d'éléments qui rattachent la pratique cynique aux autres philosophies :

  1. La philosophie est une préparation à la vie.
  2. Cette préparation à la vie implique que l'on s'occupe avant tout de soi-même.
  3. Pour s'occuper de soi-même, il faut étudier seulement ce qui est utile pour l'existence
  4. Il faut rendre sa vie conforme aux préceptes qu'on formule.

 

Mais à ces quatre principes si généraux, les cyniques en ajoutaient un cinquième très différent : "il faut changer la valeur de la monnaie". Il faut entendre cela en deux sens :

  • Un sens péjoratif : une altération malhonnête de la monnaie.
  • Un sens positif : rétablir la vraie valeur de la monnaie.

 

Ce principe passe pour le principe le plus fondamental et le plus caractéristique des cyniques.

Dans un passage, Julien fait remarquer que les deux principes "connais-toi toi-même" et "réévalue ta monnaie" sont les deux principes les plus universels de la philosophie. À la suite de quoi il pose la question du rapport entre ces principes : c'est en se connaissant soi-même qu'on peut réévaluer sa monnaie. Dès que Diogène a pris connaissance de lui-même, cette pièce de monnaie qui était lui-même a pris sa véritable valeur. C'est la référence à la célèbre confrontation entre Alexandre et Diogène :
Alexandre : Si je n'avais pas été Alexandre, j'aurais voulu être Diogène
Diogène : mais le vrai roi (la vraie monnaie), c'est moi

 

Les cyniques s'étaient donné le qualificatif de "chiens". La "vie cynique" est une "vie de chien" pour plusieurs raisons :

  1. Vie impudique : c'est une vie sans pudeur, sans honte.
  2. Vie indifférente : c'est une vie indifférente à tout ce qui peut arriver, elle se contente de ce qu'elle a.
  3. Vie de discernement : c'est une vie qui aboie contre les ennemis, une vie capable de se battre, qui sait distinguer les bons des mauvais, les vrais des faux, les maîtres des ennemis.
  4. Vie de garde : c'est une vie qui sait se dévouer pour sauver les autres.

 

Le jeu cynique manifeste que la vie cynique, la vraie vie, est une vie autre que celle des hommes en général et des philosophes en particulier. Cette vie autre des cyniques a posé cette question à valeur philosophique importante : "la vie de vérité ne doit-elle pas être une vie autre ?"

Depuis Socrate, la philosophie n'a pas cessé de poser la question de l'autre monde, mais aussi la question de la vie autre. Ce sont les deux grandes limites entre lesquelles la philosophie occidentale s'est développée.

(Dans le christianisme, on a essayé de penser la vie autre comme condition d'accès à l'autre monde. Cette question de la vie autre pour accéder à l'autre monde a été mise radicalement en question dans l'éthique protestante : c'est la vie absolument conforme qui permettra d'accéder à l'autre monde. Mener la même vie pour arriver à l'autre monde, c'est cela la formule du protestantisme, et c'est à partir de ce moment-là que le christianisme est devenu moderne.)

 

 

Ce thème de la vraie vie, thème central dans la tradition philosophique, est repris par les cyniques à travers une transvaluation qui en fait un scandale, une vie scandaleuse :

 

1. Retournement du thème de la non-dissimulation (la vie non-dissimulée est dramatisée sous la forme de la vie éhontée) 

Le principe de non-dissimulation, tel qu'il était appliqué dans les différentes philosophies, acceptait les limites habituelles, traditionnelles, de la pudeur. Or, le cynique vit dans les rues, mange, satisfait ses besoins et ses désirs en public. C'est-à-dire que le cynisme applique à la lettre le principe de non-dissimulation, en faisant apparaître ce qui dans l'être humain est de l'ordre de la nature, donc du bien.

 

2. Retournement du thème de la vie sans mélange (la vie sans mélange est dramatisée dans la forme de la pauvreté)

La vie sans mélange avait conduit la philosophie ancienne à deux existences : 

  1. Une esthétique de la pureté qu'on trouve dans le platonisme. Il s'agit de dégager l'âme de tout désordre, donc la libérer de tout ce qui est matériel et corporel.
  2. Une stylistique de l'indépendance où il s'agit de libérer la vie de tout ce qui la rend dépendante d'éléments extérieurs.

La vie cynique s'inscrit dans cette ligne commune, mais altère le principe de l'indépendance. Elle fait apparaître la vie philosophique comme devant être une vie radicalement autre, par une dramatisation matérielle, physique, corporelle. Cette dramatisation prend la forme de la pauvreté. 

La vraie vie comme vie de pauvreté est un thème qui a une extension culturelle très grande. Pour Sénèque, la vraie vie est une vie de détachement virtuel à l'égard de la richesse (il ne faut pas chercher à être pauvre, mais il faut pratiquer de temps en temps des exercices de pauvreté pour se préparer à une éventuelle pauvreté). En revanche, la pauvreté cynique est réelle, active et infinie :

  1. Pauvreté réelle : elle est un dépouillement de l'existence qui se prive des éléments matériels habituels.
  2. Pauvreté active : elle n'est pas une acceptation de la pauvreté, elle est une conduite effective de la pauvreté pour obtenir des résultats positifs de courage, de résistance, d'endurance.
  3. Pauvreté infinie : elle cherche encore et toujours des dépouillements possibles.

 

Mais ce principe de vie sans mélange, ainsi plongée dans la pauvreté, conduit à son retournement, car le cynique finit par mener une vie de laideur, de dépendance et d'humiliation. Et l'on comprend que cette inversion ait donné lieu à un scandale. Mais pour les cyniques, pratiquer le déshonneur est, au contraire de la doxa commune, une conduite positive qui a sens et valeur. L'humiliation permet de s'exercer à retourner la situation et en reprendre le contrôle.

(L'humilité chrétienne est renonciation à soi-même, alors que dans l'humiliation, le cynique fait valoir son orgueil et sa suprématie.)

 

3. Retournement du thème de la vie droite (la vie droite est dramatisée dans la vie d'animalité)

Traditionnellement, la vie droite était une vie conforme à la nature, mais aussi aux lois et coutumes. En reprenant le thème de la vie droite, le cynique en fait une vie totalement autre. Seule la nature peut être un principe de conformité, aucune convention ne peut être acceptée. Ce principe aboutit à la valorisation positive de l'animalité. L'animalité, c'est un défi permanent, un devoir, et c'est en même temps un scandale pour les autres.




21 mars 1984

 

4. Retournement du thème de la vie souveraine (la vie souveraine est dramatisée dans la vie militante)

Dans sa forme traditionnelle, la vie souveraine se caractérise par deux traits principaux :

  1. Une vie qui jouit d'elle-même.
  2. Une vie bénéfique pour les autres. Cette relation aux autres peut prendre deux formes :
    1. Une relation de type personnelle, de direction, de secours personnel. C'est le rapport du maître à l'élève, le rapport de l'ami à l'ami.
    2. La vie souveraine est une sorte de leçon donnée au genre humain par la manière dont on vit. Le sage va être utile au genre humain par l'exemple qu'il propose et les textes qu'il écrit.

 

Ce thème de la vie souveraine est dramatisé sous la forme de l'affirmation que le cynique est roi. Le cynique est le seul vrai roi, il est le roi anti-roi qui montre combien la monarchie des rois est vaine et précaire. Il y a quatre oppositions entre le roi des hommes et le cynique-roi :

  1. La monarchie est précaire puisqu'elle dépend de beaucoup de choses pour s'exercer.
    La monarchie du cynique ne peut pas être renversée, puisqu'il n'a besoin de rien pour l'exercer.

  2. Pour devenir roi il faut être fils de roi ou recevoir une éducation adéquate.
    Le cynique est fils de Zeus et ses marques naturelles sont la virilité et la grandeur d'âme.

  3. Le roi des hommes peut bien vaincre tous ses ennemis, il lui restera toujours à vaincre ses ennemis intérieurs que sont les défauts et les vices.
    Le sage n'a ni défaut ni vice.

  4. Le roi des hommes est exposé à tous les malheurs et tous les retournements de fortune.
    Le cynique-roi ne cessera jamais d'être roi car il l'est par nature.

 

Mais ce n'est pas tout, le cynique est un vrai roi, mais c'est aussi : 

  1. Un roi ignoré.
  2. Un roi de misère qui cache sa souveraineté dans le dépouillement.
  3. Un roi qui se dévoue. Le dévouement du roi cynique est marqué par trois traits :
    1. Son dévouement est une mission qu'il a reçu. Il sacrifie sa propre vie pour pouvoir s'occuper des autres.
    2. Sa mission n'est pas celle d'un législateur, c'est un rapport de soins. Il apporte aux gens une médication grâce à laquelle ils vont pouvoir assurer leur propre guérison et leur propre bonheur. Donc interventionnisme physique et social des cyniques.
    3. Ce dévouement prend la forme d'un combat. C'est un bienfaiteur constamment agressif dont l'instrument principal est la fameuse diatribe.

 

En conséquence, la vie cynique est une vie militante. C'est un militantisme ouvert, universel, agressif, un militantisme dans le monde contre le monde. 

La souveraineté cynique comme monarchie dérisoire est à l'origine de deux choses importantes pour notre culture :

  1. La figure du roi de dérision. Le couple roi/fou, Le fou étant l'anti-roi, la caricature du roi.
  2. La figure du roi caché, du roi méconnu. Celui qui traverse l'humanité sans être jamais reconnu, alors que c'est lui qui détient la plus grande vertu et le vrai pouvoir (le thème christique du roi caché, le saint, le héros, le chevalier…).

 

Le cynisme a été la matrice d'une longue série de figures historiques. On retrouve le cynisme dans l'ascétisme chrétien qui est un combat spirituel en soi-même contre ses propres péchés, mais aussi un combat pour le monde tout entier. On retrouve aussi le cynisme dans le militantisme révolutionnaire du XIXe siècle.

Le cynisme a poussé le thème de la vraie vie jusqu'à à l'inverser en thème de la vie scandaleusement autre, mais il a aussi posé cette vie autre comme combat pour un monde autre. Une vie autre pour un autre monde.

Cette mission de guerre philosophique comporte toutes les privations que le cynique s'impose, mais aussi l'acceptation des violences, des coups, des injustices que les autres peuvent lui faire subir. Mais cela a valeur d'exercice pour lui. À l'injustice, le cynique répond de façon dissymétrique en affirmant qu'il est lié par un lien d'amitié à tous les hommes. Supporter la violence et l'injustice sert à devenir endurant, mais est aussi un exercice d'amitié avec le genre humain tout entier.

Le cynique est ainsi l'éclaireur du genre humain. Il ne peut pas se marier car il doit demeurer libre de tout ce qui pourrait le distraire. Veilleur universel, il doit veiller sur tous les autres. Il est responsable de l'humanité.

Il ne montera pas à la tribune pour faire de la politique, mais il s'adressera à tout le monde. Car parler à tous les hommes, leur parler du bonheur et du malheur, de la bonne et mauvaise fortune, de la servitude de la liberté, c'est ça la véritable activité politique, c'est ça être le véritable homme politique. Et du coup, le cynique se trouve associé au gouvernement de l'univers. 

Voilà donc le cynique, au soir de sa vie, restauré, par-delà sa monarchie cachée, dans la vraie souveraineté qui est celle des dieux sur le genre humain tout entier. C'est là le retournement du thème de la souveraineté chez les cyniques.






28 mars 1984

 

L'exercice de la souveraineté cynique a deux conséquences :

  1. Elle fonde pour celui qui l'exerce une modalité de vie bienheureuse.
  2. Elle fonde une pratique de la vérité à manifester. Puisqu'elle est une vie de félicité, puisqu'elle est la vie souveraine, elle est aussi manifestation de la vérité.
    Le cynique a le courage de dire vrai, mais c'est aussi celui qui est chargé d'annoncer la vérité, dit Épictète.

 

D'après Épictète, la pratique cynique de la vérité prend différents aspects :

  1. Le rapport à la vérité est un rapport de conformité dans la conduite. Le cynique qui dit qu'il ne faut pas voler, ne vole pas.
  2. La vie cynique doit comporter une exacte connaissance de soi. Cette connaissance de soi doit prendre deux aspects :
    1. Être toujours capable d'estimer ce dont on est capable, de manière à éviter d'être vaincu.
    2. Vigilance perpétuelle de soi à soi, essentiellement sur le jugement qu'on porte aux représentations. Mais aussi surveillance à l'égard des autres, car en s'occupant du genre humain, le cynique s'occupe aussi de lui-même, puisque lui aussi fait partie du genre humain.

 

Cette surveillance de soi qui est aussi surveillance des autres a pour fin, selon Épictète, un changement qui a deux aspects :

  1. Un changement dans la conduite des individus.
  2. Un changement dans la configuration général du monde. Le cynique en s'adressant à tous les hommes a comme objectif l'émergence d'un autre monde. Une cité de sages où il n'y aurait plus besoin de militance cynique. Cette vraie vie n'est possible qu'à la condition que chaque individu constitue un rapport de vigilance à soi-même. Ce n'est donc ni dans le corps, ni dans l'exercice du pouvoir, ni dans la richesse qu'il faut chercher le principe de la vraie vie, c'est en soi-même. Donc le monde ne pourra rejoindre sa vérité qu'au prix d'un changement complet dans le rapport de soi à soi.

 

Cette idée d'un missionnaire de la vérité annonçant un autre état du monde, relève de l'héritage socratique, mais s'approche aussi du modèle chrétien.

L'importance philosophique du christianisme est qu'il a lié le thème d'une vie autre comme vraie vie dans ce monde, et le thème d'un accès à l'autre monde comme accès à la vérité. Cette structure est la rencontre entre un ascétisme cynique et une métaphysique platonicienne. C'est cette jonction qu'a réussi à effectuer l'ascétisme chrétien.

L'autre différence entre cynisme et christianisme, c'est l'obéissance à dieu présente dans le christianisme. L'homme est le serviteur de dieu, il lui doit obéissance, mais il doit aussi obéissance à ceux qui le représentent. Il n'y a de vraie vie que par l'obéissance à l'autre. C'est ainsi qu'on voit se dessiner un nouveau style de rapport à soi, un nouveau type de relations de pouvoir, un autre régime de vérité.

 

Dans le monde chrétien, on assiste à une curieuse transformation du terme parrêsia, elle se définit comme l'ouverture de cœur à dieu. La parrêsia ne va plus se situer sur l'axe horizontal des rapports de l'individu aux autres, mais sur l'axe vertical d'un rapport à dieu.

À mesure que se marque le principe d'obéissance dans les institutions chrétiennes, la relation de confiance à soi-même que constituait la parrêsia va se substituer à une obéissance et une crainte de dieu. On va voir se développer le thème de la méfiance à soi, ainsi que la règle du silence. De là, se développe l'idée que l'individu ne peut pas faire son salut par lui-même, il ne peut avoir un rapport à dieu que par les structures d'autorités. C'est donc l'idée que l'homme doit se méfier de lui-même, car par lui-même il ne peut que trouver le mal. Et la parrêsia qui était confiance en soi et ouverture de cœur, devient un comportement blâmable de confiance arrogante en soi. La parrêsia devient donc ce triple vice :

  • Non-crainte de dieu
  • Non-méfiance à l'égard de soi
  • Non-méfiance à l'égard du monde

Là où il y a obéissance, il ne peut pas y avoir parrêsia. 

 

Et on voit se marquer dans le christianisme à travers ce clivage dans la notion de parrêsia, l'opposition entre deux grands noyaux de l'expérience chrétienne :

  1. La conception positive de la parrêsia
    C'est la grande tradition mystique du christianisme. Elle fait de la parrêsia une confiance en dieu, confiance par laquelle l'homme peut dire la vérité dont il est chargé, s'il est un apôtre ou un martyre. Le rapport à la vérité s'établit dans la forme d'un face-à-face avec dieu.
  2. La conception négative de la parrêsia
    C'est la tradition ascétique, où le rapport à la vérité ne peut s'établir que dans l'obéissance craintive et révérencieuse à dieu, et sous la forme d'un déchiffrement soupçonneux de soi à travers les tentations et les épreuves. C'est autour de ce pôle ascétique sans confiance, ce pôle de la méfiance de soi et de la crainte de dieu, que ce sont développées toutes les institutions pastorales du christianisme.



Ce sur quoi je voudrais insister c'est ceci : il n'y a pas d'instauration de la vérité sans une position essentielle de l'altérité. La vérité, ce n'est jamais le même, il ne peut y avoir de vérité que dans la forme de l'autre monde et de la vie autre

 

 

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