Geoffroy de Lagasnerie - La dernière leçon de Michel Foucault


"La dernière leçon de Michel Foucault" 

Geoffroy de Lagasnerie

Abrégé résumé par César Valentine





Avant-propos

La question du néolibéralisme est devenue centrale dans la pensée contemporaine. On reproche au néolibéralisme de transformer le monde, de bousculer l'organisation traditionnelle de la société. Cependant, la grande majorité des analyses produites sur le néolibéralisme sont sensiblement les mêmes. Bref, on assiste à une crise de l'imagination. Ce sont toujours les mêmes arguments :

  • La logique de la communauté se dégrade au nom de la logique de l'individualité.
  • Le néolibéralisme instaurerait le règne de l'égoïsme, au détriment du "social". Par conséquent, la morale, la religion, la politique, le droit perdraient leur force prescriptrice et intégratrice.
  • Les relations de réciprocité seraient peu à peu remplacées par des relations marchandes.
  • Les individus ne se soumettraient plus à aucun principe supérieur indispensable pour "faire société". Ce qui provoquerait une crise du lien social, et une multiplication des mouvements minoritaires réclamant des droits particuliers, et refusant par là l'ordre symbolique.

 

Ces discours révèlent une transformation de la pensée de gauche : le désordre, la dérégulation, la "décomposition" sociale sont ce qu'il faut combattre. Tandis que ce qui a une valeur positive, c'est la restauration du "vivre-ensemble", c'est une institution collective forte. 

Il faut donc avoir conscience que ces énoncés ne décrivent rien, et forment seulement un système d'interprétation doctrinal, une dénonciation et non une théorie critique. Ces énoncés montrent que la gauche s'est retrouvée démunie devant l'irruption du néolibéralisme.

Voilà pourquoi il faut réinventer la gauche, et élaborer une nouvelle théorie critique. J'ai choisi de me lancer dans cette entreprise à travers le cours au collège de France de Michel Foucault intitulé "Naissance de la biopolitique", puisqu'il s'agissait pour Foucault d'élaborer une philosophie critique et une pratique émancipatrice à l'ère néolibérale.



Introduction

 

Une transgression

De tous les cours de Michel Foucault, Naissance de la biopolitique est le plus controversé, car beaucoup se sont demandé si Foucault n'était pas en train de devenir libéral. Or la théorie néolibérale est perçue comme dangereuse et réactionnaire, de sorte que les auteurs néolibéraux sont désignés comme les ennemis philosophiques numéro un.

 

Le néolibéralisme comme idéologie de droite

Historiquement, les auteurs néolibéraux ont été proches de la droite. Le colloque Walter Lippmann de 1938 a constitué une sorte d'offensive contre les acquis du keynésianisme, au nom de la prétendue supériorité morale économique du marché libre. Des théoriciens comme Hayek et Friedmann influencèrent les gouvernements de Thatcher et Reagan.

La pensée libérale rejette le marxisme et affirme qu'il y a un lien direct entre les totalitarismes soviétiques et la théorie marxiste. Autrement dit, pour les libéraux le stalinisme n'est pas une trahison du marxisme, mais sa conséquence directe.

Mais les théoriciens néolibéraux vont plus loin. Selon eux, les régimes totalitaires découlent logiquement d'une idéologie présente dans les sociétés démocratiques : la défiance envers le marché libre. Selon Hayek, le communisme n'est qu'une variante extrême de l'interventionnisme de l'État dans l'économie. Donc si on ne veut pas revivre le nazisme, il faut repenser notre politique et notre système économique, car la racine du totalitarisme est dans le rejet du libéralisme. Donc quand ces dogmes se diffusent dans une nation, le totalitarisme n'est pas loin, le pays s'engage sur la route de la servitude.

Selon Hayek, il y a un air de famille entre le communisme et le keynésianisme, entre le régime nazi et l'État-providence. Tous ont en commun le même refus du libéralisme, de l'individualisme. Tous ont la même volonté d'utiliser la coercition dans le champ de la production ou de la distribution.

Donc les totalitaires sont parmi nous. Ce sont ceux qui mettent en place un système de planification, ceux qui justifient la sécurité sociale et le contrôle de l'économie par l'État, ceux qui plaident pour une régulation du marché, pour plus d'impôts…

Les néolibéraux critiquent la distinction traditionnelle entre "socialisme" et "capitalisme". Cette distinction range le keynésianisme du côté du capitalisme alors que selon les libéraux, le keynésianisme est un socialisme. La véritable opposition est donc selon eux entre "libéraux" (partisans du marché libre et de l'individualisme) et "anti-libéraux" (partisans de l'État-providence et de l'éthique collectiviste).

 

Ce que produit le néolibéralisme

Cette difficulté que nous avons à établir un lien entre l'État providence et les régimes totalitaires a rendu la doctrine néolibérale inaudible. De plus, les affinités politiques des principaux auteurs néolibéraux ont catalogué leurs écrits comme production idéologique plutôt que comme contribution au débat intellectuel. L'audace de Foucault est d'avoir rompu avec cette perception, et d'avoir lu les classiques, pour dédiaboliser les penseurs néolibéraux.

Le paradoxe, c'est que beaucoup ont trouvé inquiétant le geste de Foucault. Pourtant l'attitude critique est par définition une attitude non figée, et s'il fallait définir la gauche ce serait dire que c'est la volonté de toujours se repenser soi-même. (En d'autres mots, le geste de Foucault est un véritable geste d'homme de gauche).

 

Les conditions de la critique

Selon Foucault il y a un ensemble de matrices analytiques qui sont reconduites depuis 200 ans, et qui accusent le capitalisme, le libéralisme, et donc aujourd'hui le néolibéralisme de faire émerger une société de masse, une société de consommation, une société du spectacle, une société de l'uniformisation. Mais, pour Foucault, ces critiques ne sont que des lieux communs. Selon lui, il faut donc se débarrasser de ces matrices analytiques. Elles ne sont critiques qu'en apparence, car elles ignorent la singularité du néolibéralisme en associant néolibéralisme, libéralisme classique, capitalisme, domination de la bourgeoisie… Dans ce grand récit homogène il n'y a pas de place pour de la nouveauté, et le présent n'apparaît que comme la répétition du passé. En d'autres mots, ces critiques ratent leur cible. C'est dans cette optique, que Foucault cherche à dégager la nouveauté, la singularité du néolibéralisme. Le néolibéralisme construit de nouvelles perceptions, de nouvelles exigences, de nouveaux rapports. Analyser le néolibéralisme c'est donc chercher les contradictions internes qui le traversent, mais aussi mettre en lumière ses arguments les plus légitimes.

 

 


1. Le néolibéralisme, une utopie

 

Il existe une tendance à dépeindre le néolibéralisme comme une doctrine opposée au changement. En dénonçant le socialisme et le communisme, les penseurs néolibéraux ne seraient pas à même d'imaginer d'autres modèles de société. Ils n'inciteraient pas à la rébellion, mais à la résignation. Plus encore, le néolibéralisme s'opposerait à une plus grande redistribution des richesses, et représenterait donc l'idéologie de la classe dominante.

Pourtant, dès les années 1960, les néolibéraux ont tenté de se distinguer du conservatisme. D'ailleurs, les néolibéraux reprochent au libéralisme de s'être trop rapprochés de la droite conservatrice, et du "raisonnable en politique". Mais en abandonnant le terrain de l'imagination politique, le libéralisme classique n'a plus été capable de susciter l'enthousiasme. Le socialisme a alors eu l'opportunité d'apparaître comme la seule contestation authentique, emportant par là même l'adhésion du plus grand nombre (∆ voir Kojève "la notion de l'autorité" : concevoir un projet là où il n'y en a pas engendre une autorité de Chef). 

Les penseurs néolibéraux veulent donc faire de leur doctrine, une doctrine radicale, révolutionnaire. Une des plus puissantes étant celle publiée par Robert Nozick en 1974 "Anarchie, État et utopie".

Comprendre le néolibéralisme, c'est saisir un projet, une ambition jamais achevée. Ainsi, pour Foucault, le libéralisme est une sorte d'éthique, de revendication globale et ambiguë, avec ancrage à droite et à gauche. Le libéralisme est un "foyer utopique", c'est un style général de pensée, d'analyse et d'imagination.

 

 


2. Le marché partout

 

Le projet néolibéral est la marchandisation de la société, c’est-à-dire une société où règne la concurrence. Le contrat, l'échange interindividuel doivent être valorisés contre tous les autres types de relations humaines.

Cette utopie marchande distingue le libéralisme classique du néolibéralisme. Pour le libéralisme classique, il faut instaurer un "laissez-faire", c'est-à-dire restreindre l'intervention de l'État pour laisser jouer librement les mécanismes marchands. Il y a donc une distinction entre la rationalité économique et la rationalité politique.

Pour le néolibéralisme, il faut diffuser le marché partout. Il n'y a donc pas l'aménagement d'une rationalité économique spécifique au marché. Le cadre-marché doit recouvrir le maximum de réalité. Donc la doctrine du "laissez-faire" est abandonnée par les néolibéraux, car l'utopie néolibérale suppose un interventionnisme politique et juridique. Cet interventionnisme ne vise pas à corriger le marché, à opposer l'économique au politique, mais il a pour but de généraliser la forme du marché à toutes les réalités sociales. L'idée étant que les mécanismes concurrentiels, présents dans toute la société, vont jouer le rôle de régulateur.

Le libéralisme classique maintenait une frontière entre l'économique et le politique, et autorisait une coexistence pacifique entre la rationalité marchande et la rationalité politique. À l'inverse, le néolibéralisme subordonne la rationalité politique à la rationalité économique. Il gouverne pour le marché, mais également en fonction de la logique marchande.

Selon Foucault, ce système est absolument spécifique, puisque la légitimité de l'État ne découle pas d'un principe autonome. C'est l'économie qui fonde la politique et détermine les formes de l'intervention publique.

 

 


3. La justification "scientifique" du marché

 

L'hostilité principale au néolibéralisme réside dans cette adhésion à la forme-marché. Il existe de façon répandue une forme d'hostilité au "marché". Le "marché" est un terme fortement dévalorisé.

Il faut donc comprendre pourquoi les néolibéraux font du marché le seul mode d'organisation possible. Certes, on peut se débarrasser de ce problème en affirmant que le marché est l'instrument de l'exploitation économique, et que les néolibéraux sont à la solde de la classe dominante. Mais cette représentation est une réduction du néolibéralisme, et plus encore, c'est lire les théoriciens néolibéraux à partir d'un système théorique contre lequel ils se définissent. Or le néolibéralisme a une grande dimension conceptuelle.

L'argument principal des néolibéraux en faveur des mécanismes concurrentiels est de nature technique : c'est la concurrence qui permet au mieux de produire et de répartir les richesses. Tout autre modèle aboutit à une destruction de richesse collective, et à une baisse du bien-être.

Le marché n'est qu'une technique de coordination parmi d'autres, mais qui a comme caractéristique d'être la plus efficiente. Le communisme ne parvient pas à rivaliser avec le capitalisme, non pas parce qu'il est moralement inférieur, mais parce qu'il est inefficace et ne comprend pas la nature des processus économiques. Cet argument permet de donner à la politique néolibérale une autorité scientifique : le néolibéralisme ne serait donc pas une idéologie, car il serait fondé scientifiquement. 

 

 


4. De la pluralité

 

La représentation traditionnelle de la philosophie néolibérale place en son centre la valeur de liberté et, associées à elle, les valeurs de propriété privée et de droits naturels. C'est-à-dire la défense de la souveraineté de chaque individu sur son corps et sa propriété, et la légitimité de chacun à utiliser ce qu'il possède comme il l'entend. Ainsi, l'État et son interventionnisme économique et social débouche nécessairement sur la multiplication de mécanismes coercitifs.

Foucault conteste la place qu'occupe le concept de liberté. Selon lui, le concept central dans la pensée néolibérale n'est pas celui de liberté, mais celui de pluralité. En d'autres mots, le néolibéralisme est une méditation sur la multiplicité, nous forçant à nous demander ce qu'implique de vivre dans une société composée d'individus qui expérimentent des modes d'existence divers.

La forme-marché constitue l'unique mode de régulation adapté à cette caractéristique des sociétés contemporaines qu'est la diversité fondamentale des secteurs d'activité et la pluralité des formes d'existence. Pour Hayek, la caractéristique majeure de la société moderne est d'être une société hétérogène. Le monde contemporain est plus différencié que le monde ancien. De fait, une administration centralisée de l'économie devient impossible, et une décentralisation s'impose.

L'État prétend planifier au nom de l'intérêt général, mais comment concevoir un plan collectif quand tous les individus sont différents ? Les échelles de valeurs ne peuvent exister que dans l'esprit des individus, il n'y a d'échelles de valeurs que partielles, donc diverses et souvent incompatibles. Il faut donc, à l'intérieur de limites déterminées, laisser l'individu libre de choisir ses valeurs. Pour le dire autrement, les fins de l'individu doivent être toutes puissantes et échapper à la dictature d'autrui.

 

 


5. Société, communauté, unité

 

Le néolibéralisme fait rupture avec les courants intellectuels qui construisent une vision "moniste" du monde social. Pour le néolibéralisme, il faut au contraire inventer des dispositifs permettant de protéger et de faire proliférer les différences.

Ainsi, le néolibéralisme n'a cessé de s'opposer à l'attitude philosophique provenant des lumières, attitude qui promeut une perception unifiante de la société en valorisant le "commun", le "collectif", le "général", au détriment de l'individuel, du particulier, du local.

Pour les néolibéraux, la philosophie politique traditionnelle est autoritaire et conservatrice, et a la hantise de la pluralité et de la diversité. En d'autres mots, la théorie sociale ne parvient pas à imaginer ce que serait une société plurielle.

Les philosophies du contrat définissent le contrat social comme le cadre permettant de rendre possible la coopération sociale d'individus différents ayant des intérêts contradictoires. La tradition du contrat et des lumières est souvent associée à la lutte contre le particularisme ethnique, racial, ou culturel. Elle affirme que l'universalisme est ce qui permet de réaliser les valeurs d'autonomie personnelle, de liberté individuelle, et d'égalité formelle.

Mais pour les néolibéraux, la communauté des lumières libère les individus des communautés naturelles pour mieux les soumettre à la communauté politique.

Pour les lumières, être autonome, c'est vouloir ne pas obéir à ses pulsions, à ses inclinations naturelles. La liberté est donc conçue comme l'acte dans lequel l'on se donne des ordres. En d'autres mots, le sujet des lumières est toujours à la recherche du bon choix, il est libre seulement s'il se donne pour loi sa loi "véritable", sa "vraie volonté" (c'est la conception de la "liberté positive"). Et c'est précisément la communauté politique qui va être conçue comme l'instance qui élabore cette loi supérieure qu'est censé vouloir tout être rationnel. De sorte que la liberté sera conçue comme soumission à la volonté de la nation. 

Le contrat social est le nom donné par Rousseau à un moment où les individus renoncent à ce qui les définit comme particuliers, pour se constituer comme individus moraux, communautaires. L'émergence d'un peuple suppose un acte de fondement à travers lequel l'intérêt général et la volonté générale viennent détruire le jeu des intérêts particuliers. "Cette personne publique qui se forme ainsi par l'union de tous, prenait autrefois le nom de cité, et prend maintenant celui de République. Les individus qui composent la République prennent collectivement le nom de peuple, le nom de citoyens comme participant à l'autorité souveraine, le nom de sujets comme soumis aux lois de l'État" (Rousseau "Du contrat social").

Pour Kant, la construction d'un "peuple" suppose l'instauration d'une "constitution" destinée à rassembler la "multitude" des hommes. La chose publique est une instance d'unification destinée à instaurer le règne du "commun intérêt des hommes" contre leurs particularités : "Un État est l'unification d'une multitude d'hommes sous des lois juridiques" (Kant "métaphysique des mœurs"). La politique, c'est l'action qui consiste à ordonner une foule d'êtres raisonnables.

Pour Rawls, qui théorise un "national-libéralisme", il faut stopper l'application des valeurs libérales au moment où elles risqueraient de nuire à l'unité de la nation. Alors que pour les néolibéraux, c'est précisément lorsque ces valeurs amènent à mettre en question les concepts de société, d'unité, de communauté politique qu'elles deviennent intéressantes.

Pour Rawls, le pluralisme constitue le point de départ d'une analyse libérale, mais non le point d'arrivée. Alors que pour les néolibéraux, le pluralisme est aussi le point d'arrivée. Donc pour Rawls, le problème est celui de savoir comment trouver une base de consensus malgré la diversité des intérêts et des croyances.

 

 


6. Défaire la société

 

Selon les libéraux, la philosophie des Lumières se caractérise avant tout par une hantise de la pluralité et de la diversité. La constitution d'un peuple passe nécessairement par la répression du particulier à travers la fabrication d'un cadre général auquel les sujets devraient se soumettre. Les théoriciens du contrat auraient installé dans la pensée contemporaine une obsession de l'unité et de l'ordre.

Les néolibéraux remettent en question ce mode d'analyse, et interrogent cette obsession de "communauté". L'idée d'une entité supra-individuelle (l'État) leur semble dangereuse. Ils cherchent donc à reconstruire la notion même de société. L'enjeu étant de montrer que le "commun" et le "général" sont des notions vides de sens. Mais ils ne disent pas non plus qu'il faut privilégier le particulier au général. Ils n'inversent donc pas les valeurs, mais réfutent la pertinence de ce système d'opposition. Ils veulent montrer à quel point la pensée des Lumières est obsédée par un fantasme de "totalité harmonieuse" et de fins collectives (la communion du peuple dans une sorte d'unanimité). La présupposition fondamentale de ce courant serait que les hommes sont faits pour rechercher la paix et non la guerre, l'unité et non la pluralité, et que les conflits et la compétition entre les êtres humains sont essentiellement des processus pathologiques.

Pour les penseurs des anti-Lumières, la pluralité du monde social et culturel doit constituer un point d'arrivée, et non le point de départ contre lequel se définit une théorie politique. Le "monde commun", la "volonté générale", la recherche perpétuelle de "l'universel" sont des mythes dangereux. Pour les anti-Lumières, il y a beaucoup d'idéaux qui valent la peine d'être poursuivis, et certains incompatibles avec d'autres. il n'y a jamais une et une seule réponse valable aux grandes questions que se pose l'humanité. 

"Si vous admettez qu'il puisse y avoir plus d'une réponse valable à un problème, c'est en soi une grande découverte. Cela conduit au libéralisme et à la tolérance" (Isaiah Berlin "En toutes libertés"). "Il n'y a pas "d'homme naturel", ou "rationnel" qui serait partout identique. Les hommes sont toujours différents par leurs arts, leurs cultures, leurs habitudes, leurs goûts, leurs caractères." (Isaiah Berlin "En toutes libertés").

L'histoire de la pensée politique a été un duel entre deux grandes conceptions rivales de la société. D'un côté les avocats du pluralisme, donc un ordre qui est toujours dans une situation d'équilibre imparfait (∆ une anti-utopie ?). Et de l'autre côté, ceux qui croient que cette situation précaire est une maladie, et que la santé consiste en l'unité, la paix, l'élimination de la possibilité même de désaccord, la reconnaissance d'une seule fin (Platon, Spinoza, Rousseau, Hegel, Marx).

 

 

 

7. Éthique libérale et éthique conservatrice

 

Hayek a déconstruit les notions de "monde commun", de "bien public", de "volonté générale". Ces expressions servent des pulsions d'ordres et de contrôle.

Hayek ajoute que les discours qui valorisent les comportements "sociaux", présupposent "l'existence de buts collectifs" et collectivement reconnus = la société est pensée comme un tout. Pire, ces discours produisent des désirs autoritaires : orienter l'action individuelle vers des buts communs. Donc ces doctrines sont l'outil de la domination politique, car ce qu'on appelle les "intérêts de la société", ce sont souvent les "intérêts de la majorité".

Hayek distingue deux grandes éthiques politiques : 

  1. L'attitude conservatrice, mais aussi socialiste. Souvent les socialistes deviennent conservateurs, mais rarement ils deviennent libéraux, car il existe une affinité profonde entre le conservatisme et le socialisme. Tous deux partagent des pulsions d'ordre, des tendances au paternalisme, à l'adoration du pouvoir. Ils ont donc peur de la nouveauté, de l'innovation sociale. Ils ne sont rassurés que si une sagesse supérieure supervise les changements.
    • Les conservateurs font l'éloge de la nation et du nationalisme.
    • Les philosophes des Lumières veulent subordonner les volontés particulières à la volonté générale.
    • Les socialistes prétendent redonner du sens au "monde commun" contre l'individualisme.
  2. L'attitude néolibérale s'oppose à cette inclination pour l'ordre et pour l'autorité pulsionnelle. Le néolibéralisme se place du côté du désordre, de l'immanence, et donc du pluralisme. Le monde néolibéral ne se construit pas dans l'horizon d'un commun-à-venir. 
    Les néolibéraux refusent l'idée d'un "plan" supérieur instaurant un "consensus", et ils refusent l'idée d'un "contrat" se fondant sur la répression des intérêts particuliers au nom d'exigences plus générales.
    Le marché est conçu comme l'instance permettant le développement "d'un ordre spontané qui laisse les individus libres d'utiliser leur propre connaissance pour leur propres buts". Le marché n'est pas une organisation, il n'est pas fondé sur une idée d'harmonie, d'unité.
    C'est cette propriété du marché à faire émerger des réalités contradictoires de manière spontanée et imprévisible qui explique la résistance dont il fait l'objet.

 

 


8. Immanence, hétérogénéité et multiplicité

 

Les penseurs néolibéraux ont cherché à défaire les philosophies politiques traditionnelles qui, contre la pluralité et l'hétérogénéité, prônent la souveraineté, la société, le politique.

Pour le néolibéralisme, le monde est par essence désorganisé, sans centre, sans unité, donc un monde qui contredit les conceptions hégéliennes. C'est cette disqualification des cadres d'analyse unificateurs qui a séduit Michel Foucault. Ce dernier insiste sur la façon dont la théorie néolibérale annule la possibilité d'un regard "central, totaliseur, surplombant". "L'économie est une discipline athée, l'économie est une discipline sans Dieu, l'économie est une discipline sans totalité", et l'homo economicus est le seul îlot de rationalité. Il y a donc "l'impossibilité d'un point de vue souverain sur la totalité de l'État qu'il y a à gouverner".

Mais ce n'est pas parce que Foucault reprend le thème néolibéral d'une société sans transcendance, qu'il faut en conclure qu'il adhère au paradigme néolibéral. Ce qui l'intéresse c'est cette idée qu'il y a toujours une volonté de contrôle à la base des discours totalisants. En d'autres mots, les théories unificatrices sont des pensées complices de la souveraineté.

C'est ce même thème qui était au centre de sa critique du marxisme et de la psychanalyse au milieu des années 70. C'est donc une réflexion sur la question de la résistance : quelle théorie est la mieux à même de produire des effets d'émancipation ?

Selon Foucault, l'un des phénomènes les plus importants depuis les années 1960 a été l'apparition d'une multitude d'offensives dispersées, discontinues, particulières, locales, visant l'institution, la morale, l'appareil judiciaire… Ces critiques locales n'ont pu voir le jour que comme un combat contre les paradigmes centralisateurs. Foucault remarque "l'étonnante efficacité des critiques discontinues et particulières". Ce savoir particulier n'est pas un savoir "commun, un bon sens", c'est un savoir local, "un savoir différentiel, incapable d'unanimité".

Foucault oppose ainsi deux modes de production de la critique :

  1. Les discours totalisants
  2. Les offensives dispersées

Or, les théories "totalitaires" ont un effet "inhibiteur". Elles conduisent "de fait à un effet de freinage". Les discours totalisants produisent nécessairement, bien souvent malgré eux, des effets d'assujettissement et de hiérarchisation. Ils "minorisent" les sujets d'expérience. Or, la généalogie se situe toujours de cet autre côté, elle cherche à mettre en lumière l'envers des processus de totalisation. La généalogie cherche à "désassujettir les savoirs historiques et les rendre libres, c'est-à-dire capables d'opposition et de lutte contre la coercition d'un discours unitaire, formel et scientifique".

Toute pensée critique nécessite ainsi d'être à l'écoute des luttes qui surgissent dans l'espace social. Il faut donc être ouvert à l'inédit et renoncer aux grilles de lecture qui figent la perception. Une théorie critique doit se libérer de la tentation de la totalisation. Elle doit renoncer à construire des paradigmes destinés à donner une cohérence "générale" à ce qui arrive au niveau "local".

Au cœur de sa théorie du pouvoir, Foucault place les concepts d'immanence, de pluralité, de multiplicité. Il critique ainsi les théories trop unifiantes du pouvoir : le pouvoir comme ensemble d'institutions qui garantissent la sujétion des citoyens, et le pouvoir comme système général de domination exercée par un élément sur un autre. Contre ces paradigmes qui pensent en termes de totalité et d’unité, Foucault propose un concept de pouvoir habité par l'immanence et la multiplicité : "par pouvoir, il me semble qu'il faut entendre d'abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent et sont constitutifs de leur organisation". Rendre intelligible le pouvoir demande à sortir d'un point de vue central, d'un foyer unique. "Le pouvoir est partout, ce n'est pas qu'il englobe tout, c'est qu'il vient de partout".

 

 


9. Scepticisme et politique des singularités

 

Pour Foucault il n'y a pas quelque chose qui s'appellerait "la société" où apparaîtraient des combats et des mobilisations. Ces combats et ces mobilisations doivent être pensés pour eux-mêmes, car les théories totales gomment la pluralité du monde social. Donc dans l'expression "la société n'existe pas", ce n'est pas l'idée du monde social qui est niée, mais l'idée d'une unité qui s'appellerait la société.

De fait, l'intellectuel doit se faire "intellectuel spécifique", il doit renoncer à la figure de l'intellectuel universel. L’intellectuel universel aborde les luttes particulières avec de gros concepts tout faits. À l'inverse, l'intellectuel spécifique refuse la tentation des discours unitaires. Selon Foucault, depuis la fin des années 1960, les intellectuels sont devenus de plus en plus des intellectuels spécifiques, et ont gagné par là une conscience beaucoup plus concrète et immédiate des luttes.

Or, on retrouve un geste similaire chez les néolibéraux. Ils se sont toujours opposés à ceux qui accordent un pouvoir démesuré à la pensée. En d'autres mots, ils ont toujours critiqué la figure de l'intellectuel universel. Les philosophes des Lumières auraient fabriqué un mythe philosophique : celui de la toute-puissance de l'intellect. Ils pensent qu'il est possible d'édifier la société conformément à un plan forgé par l'esprit (= rationalisme constructiviste). En refusant les limites de la raison, le rationalisme des Lumières légitime une forme de narcissisme intellectuel, conduisant les intellectuels à se penser comme les centres du monde, et à conclure qu'un gouvernement de savants et d'experts serait bénéfique.

Inversement, le libéralisme reconnaît ses propres limites et revêt une attitude humble. Il croit que l'ordre social dépend de forces multiples et spontanées qui échappent à une vision totalisante. La philosophie politique néolibérale s'enracine dans une philosophie de la connaissance qui accepte les limites de la pensée, sorte d'humilité intellectuelle. La théorie néolibérale constitue ainsi une doctrine sceptique.

Foucault a retrouvé dans le néolibéralisme cette attention, cette ouverture, ce caractère réceptif à la multiplicité des faits qui s'élaborent dans le monde social. Les grands récits déforment la réalité, ils empêchent d'être à l'écoute de ce qui s'invente. On peut donc dépeindre Foucault sous les traits d'un penseur sceptique qui refuse la valeur des universaux, qui s'affranchit de toute référence à quelque chose qui s'appellerait la vérité, la morale, la vertu. Mais le scepticisme de Foucault ne saurait être perçu comme une forme de désengagement. Au contraire, il constitue le point de départ de l'invention d'une nouvelle politique, une politique des singularités, une politique d'accompagnement et de soutien des luttes multiples et des combats sectoriels.

Le scepticisme de Foucault représente ainsi le point de départ d'un travail de soi sur soi dont la fonction est de se débarrasser des habitudes qui hantent la politique traditionnelle. C'est le point de départ de la réinvention d'une politique émancipatrice.

 

 


10. Ne pas être gouverné

 

Nous sommes tellement habitués à considérer le néolibéralisme comme une idéologie contre laquelle il faudrait se mobiliser, que l'associer aux luttes émancipatrices heurte nécessairement notre perception.

Le projet de Foucault est de modifier notre perception du discours néolibéral, en montrant qu'il y a quelque chose de libérateur, d'émancipateur, de critique dans le néolibéralisme. Donc, que le discours néolibéral peut fournir des instruments, des armes pour mener des luttes politiques et démocratiques. C'est parce que la pensée néolibérale s'oppose à la raison d'État qu'elle est potentiellement critique. Les intellectuels néolibéraux ont en commun une "phobie d'État". Le néolibéralisme est traversé par l'idée selon laquelle "on gouverne toujours trop", ou selon laquelle "il faudrait toujours soupçonner que l'on gouverne trop". Le néolibéralisme pose ainsi la question : "pourquoi donc faudrait-il gouverner ?

Le néolibéralisme est donc l'une des incarnations contemporaines de la tradition critique. Pour Foucault, la critique est une attitude qui consiste à se situer du côté des gouvernés et à se dresser contre les formes de gouvernement. Non pas comme un refus de tout gouvernement, mais plutôt comme un refus d'être gouverné "comme cela, par cela, au nom de ces principes-ci, en vue de tels objectifs et par le moyen de tels procédés, pas comme ça, pas pour ça, pas par eux". Foucault définit la critique comme "l'art de n'être pas tellement gouverné", et c'est aussi ce que propose le néolibéralisme.

 

 

 

11. Politique, droit, souveraineté

 

Le néolibéralisme déconstruit le paradigme qui fabrique de l'obéissance, et c'est ce qui intéresse Foucault. 

On analyse souvent Foucault à partir de son analyse des sociétés disciplinaires ou des dispositifs normalisateurs, mais il y a une autre dimension importante dans son œuvre : la guerre contre la philosophie politique et la philosophie du droit.

À partir des années 1970, Foucault déconstruit la "conception juridique de la souveraineté", c'est-à-dire une certaine façon de penser l'État comme un lieu de liberté ou de libération, une façon de penser le pouvoir articulé autour des concepts de Contrat, Loi, Droit, Volonté générale… en d'autres mots, la politique serait le lieu de la Volonté générale.

Mais même si ce système peut contester l'ordre institué (rhétorique de la révolution française, de Rousseau), selon Foucault on surestime la rupture opérée par la philosophie des Lumières dans la théorie politique. Selon lui, le discours juridique servait déjà le pouvoir royal (qui l'a utilisé notamment contre les systèmes féodaux).

Foucault veut montrer que l'axiomatique juridico-politique agit dans le cadre de la raison d'État, et n'agit donc pas dans le sens de la liberté, mais fabrique une image du sujet de droit comme sujet obéissant et soumis à un souverain.

La pensée juridique a toujours été obsédée par la constitution d'une unité politique définie par l'existence d'un souverain. De ce fait, elle ne se met pas à la place des gouvernés, mais du côté de l'État. Pour cela, elle construit une fiction de l'origine de l'État qui montre comment un pouvoir peut se constituer "selon une certaine légitimité fondamentale". La conception de cette légitimité fondamentale suppose de fabriquer une image du sujet comme sujet obéissant : le citoyen.

Le sujet devient sujet de droit dans un système positif, lorsqu'il a accepté de céder ses droits naturels, c'est donc une certaine renonciation à soi-même, un partage d'où émerge la loi et l'interdit. Le système volonté-loi ne produit donc pas de la résistance, mais de l'assujettissement.

La philosophie politique n'est donc pas un discours de la liberté et de l'autonomie de l'individu, elle est un discours de l'obéissance à une souveraineté. Elle ne peut donc pas fournir des instruments de résistance aux individus, elle fournit au gouvernants un discours qui leur donne droit à gouverner.

Dans son cours "Il faut défendre la société", Foucault prend pour objet le Léviathan de Hobbes. À l'époque de Hobbes, des discours prolifèrent et montrent qu’il faut chercher l'origine de la royauté anglaise dans la guerre, dans le sang, et que, de fait, cette domination est impure et illégitime. En d'autres mots, la couronne anglaise ne représente pas le peuple mais un groupe particulier de conquérants qui s'emploie à maintenir sa domination sur un autre. 

Ce type de discours montre que la politique n'est pas le domaine du commun, mais le domaine de la conquête, la politique est la "guerre continuée par d'autres moyens". Or, cette démarche généalogique appelle nécessairement à l'insurrection. C'est pour désamorcer la potentialité subversive de cette historicisme, que Hobbes aurait écrit le Léviathan. Mais c'est encore plus généralement, l'ensemble du discours philosophico-juridique occidental qui s'est construit dans une hantise de la lutte et de la conflictualité, en s'opposant aux discours qui critiquent l'État.

Pour Hobbes, ce n'est pas la guerre qui fonde la naissance de l'État, c'est la volonté des vaincus d'arrêter la guerre. En préférant leur vie à la mort, ils ont arrêté le combat et passé un contrat. Et en acceptant d'obéir ils ont par là même "reconstitué une souveraineté : ils ont fait de leurs vainqueurs leurs représentants".

C'est donc la volonté de préférer la vie à la mort qui va fonder la souveraineté (par opposition, le parrèsiaste est celui qui risque sa vie pour la vérité).

Le Léviathan a fait peur dans l'histoire de la pensée car il fait l'éloge de l'absolutisme. Ont donc suivies beaucoup de théories politiques moins autoritaires. Mais pour les philosophes, il vaut toujours mieux en donner trop à l'état que pas assez. 

En travaillant sur Hobbes, Foucault montre ainsi que la théorie politique est nécessairement le discours de l'État. Les notions de contrat, de volonté générale, de citoyens, de politique… ont toujours eu pour fonction de légitimer l'État.

Le paradigme juridico-politique n'a donc rien de libérateur, et est donc à l'opposé d'une démarche critique. Les relations de pouvoir doivent donc être placées au centre de l'analyse pour montrer comment elles fabriquent des subjectivités, et fournir aux gouvernés des instruments pour s'émanciper. 

C'est donc en dehors de la philosophie du droit qu'il faut chercher comment fonder une résistance, une lutte. 

 

 


12. La désobéissance civile en question

 

Selon Foucault, une pratique qui reprend les catégories juridiques pour disqualifier l'État présent, se condamne à rester prisonnière de la souveraineté.

Ce fut d'ailleurs l'enjeu du débat de 1974 entre Michel Foucault et Noam Chomsky sur la question de la désobéissance civile. L'une des questions centrale du débat est de savoir s'il est pertinent de chercher à justifier les mobilisations anti-État.

Chomsky a la position la plus classique. Pour lui c'est nécessairement au nom d'une justice plus pure, d'une société meilleure, que doit se mener le combat des opprimés. La lutte des classes a le droit avec elle. Elle est justifiée par une justice idéale et une légalité supérieure à venir. "Quand j'accomplis un acte que l'État considère comme illégal, j'estime qu'il est légal, c'est-à-dire que l'État est criminel" (Chomsky). Chomsky s'inscrit ainsi dans l'axiomatique juridico-déductive : il est normal de chercher à fonder et légitimer les révoltes. Il faut bien distinguer les révoltes justes des révoltes qui ne le sont pas. Et le critère qui permet de les distinguer est le raisonnement juridique et la notion de droit : une révolte sera légitime, quand il sera possible de l'inscrire dans le cadre d'une légalité existante ou à venir, et donc de définir la situation présente comme illégale.

Bien sûr, Foucault n’est pas totalement contre cette idée, mais il montre qu'elle est problématique car les notions de loi, de justice, de sujet de droit s'inscrivent dans le système qu'elles prétendent combattre. Elles en viendront donc nécessairement à reproduire des effets d'assujettissement. "L'idée de justice est en elle-même une idée qui a été inventée et mise en œuvre dans différents types de sociétés comme un instrument d'un certain pouvoir politique et économique, ou comme une arme contre ce pouvoir. Mais il me semble que de toute façon, la notion même de justice fonctionne à l'intérieur d'une société de classe". Et plus loin : "Les notions de nature humaine, de justice, de réalisation de l'essence humaine sont des notions et des concepts qui ont été formés à l'intérieur de notre civilisation", et on ne peut pas faire valoir ces notions pour justifier un combat qui devrait bouleverser les fondements mêmes de notre société.

 

 


13. Ne pas laisser faire le gouvernement

 

Comment combattre l'État sans recourir aux concepts étatiques qui nous constituent comme sujets obéissants ? Comment nous affranchir des mythes de la loi et du politique ? Pour rompre avec le raisonnement juridique, Foucault se place du côté des gouvernés et de leur combat.

Les concepts de marché, de rationalité économique, d'homo economicus ont été perçus par Foucault comme des instruments critiques permettant de disqualifier le modèle du droit, de la loi, du contrat, de la volonté générale...

Foucault oppose ainsi deux grandes traditions d'analyse du pouvoir et du souverain :

  1. La voie axiomatique, juridico-déductive, la voie rousseauiste
  2. La voie utilitariste

Généralement on se demande si les pratiques gouvernementales sont légitimes ou non. Or, l'économie politique envisage les pratiques gouvernementales du côté de leurs effets. Les libéraux ne vont pas se demander ce qui autorise un souverain à lever les impôts, mais ils vont se demander quels seront les effets des impôts. Si les effets sont négatifs alors l'impôt sera illégitime et n'aura pas de raison d'être. La question économique se pose en fonction de ses effets et non en fonction de son fondement en droit.

Le libéralisme anglais, en se libérant de la pensée d'État, est parvenu à analyser la politique de manière non politique. Le néolibéralisme contemporain reprend cette façon de problématiser, mais il la radicalise et la généralise. La forme-marché est en permanence retournée contre le gouvernement. La grille économique doit permettre de freiner les excès de l'État. Toute l'action de la puissance publique doit être filtrée en termes de jeu d'offre et de demande, et en termes d'efficacité. C'est donc une critique marchande opposée à l'action de la puissance publique. 

Ce qui intéresse Foucault, c'est l'espèce de coup d'État qu'accomplissent les néolibéraux. En refusant les catégories juridiques, en dissolvant la pratique gouvernementale dans l'économie, le néolibéralisme destitue le souverain, le disqualifie. La loi n'est pas dotée de valeur en elle-même, et doit être soumise à l'évaluation utilitariste. De sorte que l'idée même d'obéissance, de respect de l'autorité, n'a pas de sens dans le cadre néolibéral.

De fait, le monde économique et le monde juridico-politique sont "hétérogènes et incompatibles". Le sujet de droit accepte la négativité, la transcendance, la limitation, l'obéissance à la loi. Tandis que l'homo economicus ne renonce jamais à son intérêt et s'inscrit dans une mécanique certes égoïste mais sans transcendance. L'homo economicus s'intègre aux autres, non par une dialectique de la renonciation, mais par une dialectique de la multiplication spontanée (marché libre et décentralisé, échange où la volonté de chacun s'accorde à la volonté des autres). Le néolibéralisme substitue ainsi les contrats à la contrainte morale ou sociale, il privilégie la forme association au détriment de l'organisation étatique.

L'Homo economicus apparaît donc comme un être ingouvernable, comme un instrument polémique. En opposant l'homo juridicus et l'homo economicus, Foucault montre que dans les sociétés contemporaines, le pouvoir politique fonctionne à l'obéissance, à la résignation, à la négativité. Sortir de ce dispositif est donc une tâche urgente qui demande des modes de questionnement non politiques du politique. Effectivement, une critique du néolibéralisme qui ferait l'éloge du droit, de la politique ou de la souveraineté ne serait pas satisfaisante mais, au contraire, potentiellement régressive et réactionnaire.

 

 


14. L'homo economicus, la psychologie et la société disciplinaire

 

Depuis Adam Smith et jusqu'au milieu du XXe siècle, l'analyse économique se définissait par son objet : elle se présentait comme l'étude des mécanismes de production, d'échange et de répartition des richesses. L'économie, c'était la science de la réalité économique. Or, le néolibéralisme a proposé une autre conception, en référant l'économie à une activité : la science économique qui est la science des choix rationnels. 

À partir du moment où l'économie se pose comme la science des choix rationnels, elle est en droit d'analyser l'ensemble des comportements humains. Le néolibéralisme se propose ainsi de déchiffrer toute réalité en termes marchands. L'homme n'est plus pensé comme un être compartimenté, un être adoptant des raisonnements économiques uniquement pour ses actions économiques. L'homme est conceptualisé comme un être unifié, cohérent, c'est-à-dire une petite entreprise cherchant à chaque instant à maximiser son utilité.

Beaucoup s'offusquent contre cette figure de l'homme rationnel, en l'accusant de nous faire passer pour des monstres froids et des machines à calculer en balayant notre complexité émotionnelle. Il est frappant de voir que la critique brandit contre l'homo economicus la figure anti-matérialiste et anti-utilitariste de la personne dotée de sens moral, selon une rhétorique proche du personnalisme chrétien.

Au contraire de ces disqualifications, Foucault s'interroge sur la fécondité du modèle de l'homo economicus. Et dans ce cadre, il développe l'exemple du crime et de la politique pénale.

Dans ces précédents travaux, Foucault avait montré qu'à la fin du XIXe siècle, l'expertise psychiatrique avait fait irruption dans l'institution judiciaire et avait transformé la perception et le traitement du criminel. Le criminel n'est plus conçu comme un simple "infracteur" défini par ses actes. Le crime devient la manifestation d'une vie perverse, de tendances déviantes, de pulsions immorales contractées notamment durant l'enfance. Le criminel n'est plus un homme normal, il est une "personnalité à part".

Le pouvoir psychiatrique a donné d'autres significations à ce qui n'était que le licite et l'illicite. Le pouvoir psychiatrique a séparé le moral de l'immoral, le normal de l'anormal. Le système judiciaire n'a plus affaire à un "infracteur" mais à un "délinquant". Et la criminalité n'est plus vue sous un angle légal, mais sous un angle psychologico-moral : l'homo criminalis

Ainsi, l'institution judiciaire ne travaille plus seulement à réprimer un acte, mais elle cherche à rééduquer, corriger, transformer le criminel. En résulte un pouvoir de "normalisation". De fait, critiquer les normes assujettissantes oblige à critiquer la conception psychologique du sujet.

Or, pour les néolibéraux, l'antipsychologisme est de rigueur. L'économie moderne rompt avec les sciences qui prétendent rendre compte du comportement des individus en invoquant leurs inclinations morales, leur psychologie, leur culture, leur identité…

Ainsi, le criminel ne diffère pas du "conforme". Développer des activités criminelles dépend tout simplement des bénéfices que les individus sont susceptibles de retirer en commettant un crime : Le crime est un acte rationnel. Le criminel est seulement un individu qui prend le risque d'être puni par la loi. L'économie néolibérale produit ainsi un "gommage anthropologique du criminel". 

De fait, tout le système pénal se trouve déstabilisé puisqu'il repose sur la pathologisation du criminel et le pouvoir psychiatrique. Le système pénal n'aura plus à s'occuper de cette réalité dédoublée du crime et du criminel, il n'aura à s'occuper que d'une série de conduites encourant un risque pénal. 

Voilà pourquoi Foucault perçoit le néolibéralisme comme un outil radical de critique du pouvoir disciplinaire. Il y a une relation entre discipline et psychologie : la discipline entend corriger les individus de l'intérieur par des mécanismes d'assujettissement internes.

Or, l'antipsychologisme de l'économie disqualifie cette image du pouvoir. Le pouvoir ne doit pas agir sur les joueurs, il ne peut qu'intervenir sur les règles du jeu. En d'autres termes, la politique néolibérale n'est pas disciplinaire, elle incarne une politique purement et strictement "environnementale".

Foucault insiste sur le fait que la construction psychiatrique d'individus donnés comme "anormaux" est liée à la mise en place de mécanismes de redressement et de normalisation. En d'autres termes, la société disciplinaire valorise la conformité. Idéalement, la société disciplinaire serait une société sans crime, sans déviance, sans différence.

Or, les néolibéraux opèrent une rupture par rapport à cette vision. Diminuer la délinquance est bénéfique, mais cette lutte a un prix. Par conséquent, punir l'ensemble des criminels est absurde. Le coût d'une telle politique serait exorbitant et supérieur aux bénéfices que la société en retirerait. La question est donc de savoir combien de délits doivent être permis, combien de délinquants doivent être laissés impunis.

Par conséquent, l'idéal d'une société néolibérale n'est pas du tout celui de la normalisation. L'idée des économistes est qu'une société n'a pas un besoin indéfini de conformité. La société néolibérale ne cherche donc pas à normaliser les individus, à les contrôler. C'est une société de la pluralité, une société de tolérance.

Bien sûr, Foucault le sait, ce projet de société est une pure construction intellectuelle. Il se sert du néolibéralisme comme d'un test, comme d'un instrument de critique de la réalité et de la pensée. D'autres représentations que celle de la psychologie sont envisageables. Et si d'autres constructions sont concevables alors le discours psychologique constitue aussi une construction. Le caractère fictif de l'homo economicus permet de montrer le caractère fictif de "l'anormal".

En somme, le néolibéralisme ne représente pas un objectif en soi, c'est une stratégie. C'est pour Foucault un outil permettant d'entrevoir la forme que pourrait prendre une offensive contre la société disciplinaire : c'est l'un des points d'appui possibles à l'élaboration de pratiques de désassujettissement.

 

 

Video(s)

Photo(s)