Foucault - Subjectivité et vérité (1981)


Michel Foucault "subjectivité et vérité"

Cours au collège de France 1981

- abrégé résumé par César Valentine -



Michel Foucault (1926 - 1984) est un philosophe français

 

 

La nature comme exemplarité morale

Le thème d'une exemplarité morale de la nature devient manifeste après Aristote. Pour que la nature porte en elle une leçon de conduite permanente pour l'homme (comme par exemple la fable de l'éléphant et de sa morale sexuelle, voir un peu plus bas), il faut deux idées :

  1. La nature doit être considérée comme régie par une rationalité globale et cohérente
  2. L'homme, pour être vertueux, ne doit pas simplement obéir aux lois particulières de sa cité. Il y a dans la nature des lois générales plus fondamentales

 

La question subjectivité vérité

Quelle expérience le sujet peut-il faire de lui-même, dès lors qu'il se trouve mis dans la possibilité ou dans l'obligation de reconnaître, à propos de lui-même, quelque chose qui passe pour vrai ?

Il y a dans toute société des discours vrais concernant le sujet. Et étant donné les liens d'obligation qui nous lient à ces discours de vérité, quelle expérience faisons-nous de nous-mêmes dès lors que ces discours existent ?

Et en quoi l'expérience que nous avons de nous-mêmes se trouve-t-elle formée ou transformée par le fait qu'il y a des discours de vérité, imposés comme vrais à partir de nous-mêmes en tant que sujet ?



Morale sexuelle dans l'Antiquité et dans le monde chrétien : la fable de l'éléphant

À partir des mœurs de l'éléphant, les penseurs tirent des leçons de morale :

  1. Monogamie et fidélité
  2. Rareté de l'acte sexuel
  3. La reproduction comme finalité exclusive de l'acte sexuel
  4. Secret, discrétion, pudeur de l'acte
  5. Obligation de se purifier après l'acte

 

Les arts de vivre

Des arts de vivre se développent dans l'Antiquité grecque et romaine, au début du christianisme. Ils portent sur les gestes qu'il faut accomplir pour transformer ce qu'on est. 

Alors que de la fin du Moyen Âge jusqu'au XVIIe et XVIIIe, les arts de vivre définissent ce qu'il faut faire dans le cadre d'un apprentissage professionnel.

Il y a donc passage de l'art de vivre à la formation professionnelle. 

Donc l'art de vivre pose la question du comment être, et non la question du comment faire.

 

L'art de vivre, c'est acquérir des qualités qui ne sont pas des aptitudes, ni des vertus au sens moral, mais qui sont des qualités d'être, des qualités d'existence. Donc des modalités d'expérience qui affectent et modifient l'être lui-même (p. 33 pour exemple). Dans l'art de vivre, il s'agit d'acquérir un certain statut ontologique qui ouvre une modalité d'expérience qualifiable en termes de tranquillité, de bonheur, de béatitude…

On est très loin de l'apprentissage d'une aptitude, d'un savoir-faire.

 

Il y a des procédés qui permettent aux arts de vivre de modifier l'être-même du sujet.

Ce travail se définit à travers trois rapports (le triple rapport de l'être spirituel) :

  1. Rapport aux autres :
    Les arts de vivre s'apprennent par l'apprentissage. Il doit y avoir un rapport entre un maître et un disciple
    = La mathesis (enseignement)
  2. Rapport à la vérité :
    Les arts de vivre doivent s'intérioriser par une réflexion permanente. Il faut réfléchir et méditer dessus
    = mélété (méditation)
  3. Rapport à soi :
    Ascèse et exercices. Il faut pratiquer l'examen de soi-même, des exercices sur soi-même de plus en plus difficiles jusqu'à ce qu'on reconnaisse avoir atteint le statut ontologique que l'on cherchait.
    = askêsis (exercice)

 

Les arts de vivre portent sur le bios. On peut traduire le mot grec bios par "techniques de l'existence" ou "technologie du soi".

Les arts de vivre permettent de transformer l'expérience que l'on a de soi-même. La tekhnè, ce n'est pas un code du permis et du défendu, c'est un certain ensemble systématique d'actions et un certain mode d'action.

 

Il y a deux domaines où se sont appliqués plus particulièrement les arts de vivre :

  1. Le mariage, car c'est un des éléments les plus discriminants pour séparer les uns des autres les différents modes de vie
  2. Les activités sexuelles aussi car elles posent le problème de l'économie des plaisirs, du contrôle de soi, de la maîtrise des passions, de la limitation des mouvements involontaires.

 

Capitalisme et judéo-christianisme

Au XIXe siècle, deux grandes catégories se forment (catégories de l'auto-analyse des sociétés occidentales) : 

  • Catégorie socio-économique : le capitalisme
  • Catégorie socio-religieuse : le judéo-christianisme

 

Ce sont des catégories forgées au XIXe siècle, qui ont eu des fonctions critiques et politiques. On ne peut donc pas se servir de la catégorie judéo-christianisme pour l'analyse de la morale sexuelle.

La morale sexuelle attribuée au christianisme est en fait apparue dans le monde antique. On attribue cette morale principalement aux stoïciens tardifs (Sénèque, Musonius Rufus, Antipater…), mais aussi à d'autres auteurs, et même des adversaires des stoïciens comme Plutarque.

 

 

Le livre des rêves d'Artémidore : morale sexuelle antique

Foucault analyse ensuite le texte d'Artémidore sur l'interprétation des rêves, car le rêve a une position stratégique dans le problème des relations sujet-vérité. 

L'onirocritique est une manière de définir quoi faire avec son rêve, comment insérer le sujet rêveur que j'ai été, dans ma vie éveillée. 

Dans le texte d'Artémidore, un acte sexuel moralement bon dans le rêve a une valeur pronostic favorable. S'il a une valeur morale négative, l'événement annoncé sera défavorable. On peut donc, dans ce texte, retrouver les hiérarchies morales des différents actes sexuels dont il parle. 

Le rêve est cette sorte d'appel de l'être futur vers l'âme à laquelle il s'annonce. Pour l'onirocritique, le rêve est un messager qui tire l'âme en lui disant le vrai. Le rêve est donc la traduction de l'état de l'âme et du corps. Il y a deux types d'analyse : 

  • Analyse diagnostique : le rêve est seulement la traduction de l'état de l'âme et du corps. Cette analyse a surtout une valeur médicale, pour soi-même et pour le médecin 
  • Analyse pronostique : le rêve messager annonce à l'âme le vrai. Ici il faut déchiffrer le rêve

 

Dans le texte d'Artémidore, le rêve sexuel a une signification économique et politique. Il y a projection du sexuel sur le social. Foucault en conclut que pour les Grecs il y a donc connaturalité du sexuel et du social. Le sexuel et le social sont une seule et même chose. 

Dans notre onirocritique moderne, c'est le social qui tend à être une métaphore du sexuel. Et à tout rêve à contenu social, parlant de revers de fortune, de succès politique, on demande quelle vérité sexuelle il cache.

Pour les anciens, à un rêve sexuel on demande la vérité sociale qu'il dit.

Dans le livre d'Artémidore, l'important n'est pas l'acte sexuel dans sa forme, ce n'est pas de savoir ce qu'on va faire avec une personne, mais c'est de savoir le statut social de cette personne. C'est la condition de l'autre qui détermine la signification pronostique du rêve.

 

ÉpouseRêver qu'on a des rapports sexuels avec sa femme, c'est très favorable, car la femme signifie le métier. La femme c'est ce sur quoi, ou ce en quoi, on exerce son activité, ses privilèges, c'est ce dont on tire profit ce dont on tire du bien, et donc du plaisir.

 

ConcubineFaire un rêve sexuel avec sa concubine est aussi très favorable, car il y a une différence juridique très faible entre la femme et la concubine.

 

Maison closeCe rêve n'est ni trop mauvais ni trop bon. Et s'il n'est pas très bon c'est qu'il y a quand même une honte à aller dans les maisons closes car on dépense de l'argent et du sperme, donc deux dépenses inutiles. 

 

EsclaveRêver d'un acte sexuel avec un esclave c'est bon signe. Cela indique que le rêveur va tirer plaisir et profit de ses possessions, que ses possessions vont devenir plus grandes et plus magnifiques.

Avec un esclave mâle, seul importe la position que va occuper le maître :

  • Le maître est actif = signe positif = il tire plaisir de ses possessions
  • Le maître est passif = signe négatif = il va subir un dommage, un état de contrainte

 

Femme mariéeFaire un rêve sexuel avec une femme mariée est un mauvais signe car elle est "en pouvoir de mari". La loi interdit qu'on la prenne, donc le rêve d'adultère annonce des peines encourues par la loi.

 

Rêve avec un homme libre où l'on est passif :

  • Être possédé par plus vieux et plus riche que soi, c'est un bon signe
  • Être possédé par plus jeune et plus pauvre que soi, c'est un mauvais signe

 

L'éthique sexuelle antique

À partir de ce texte Foucault tire deux conclusions : 

  1. L'élément principal de la naturalité sexuelle, c'est la pénétration. 
    (Dans la masturbation il n'y a pas de pénétration donc ça n'a aucune importance. La pénétration artificielle, comme entre deux femmes, est contre-nature)

  2. D'autre part, le statut du partenaire modifie la valeur du rêve sexuel. 
    Le rapport privilégié c'est le rapport avec l'épouse. Le rapport interdit c'est l'inceste. Et entre les deux, il y a une multiplicité de relations sexuelles pensées sous la forme de combinaisons sociales : vieux/jeune, actif/passif, riche/pauvre, dessus/dessous

 

Il y a donc valorisation sexuelle autour du rapport familial. La position du père existe déjà dans l'éthique présentée par Artémidore. 

Par ailleurs, le rapport social, le rapport sexuel, sont des réalités de même type. Donc avoir une bonne sexualité, c'est avoir une sexualité socialement reconnue. Il est donc légitime pour un père de famille d'avoir un rapport sexuel avec son épouse pour lui faire des enfants, et juste après d'avoir un rapport sexuel avec un jeune esclave. Pour les Grecs, ce ne sont pas deux formes de sexualités différentes. L'individu joue légitimement sur deux aspects d'un même rôle social.

 

Trois éthiques sexuelles

Foucault relève, du monde Grec à nos jours, trois modalités de la relation de soi à soi dans le domaine du sexe, soit trois modes d'expérience :

  1. Monde hellénistique/Grec : expérience des aphrodisia
  2. Monde chrétien : expérience de la chair
  3. Monde moderne : expérience de la sexualité

 

Comment juger la valeur de l'acte sexuel

Deux principes fondamentaux commandent, chez les Grecs, la perception des aphrodisia. Ces deux principes sont des procédés d'appréciation qui permettent de juger plus ou moins de la valeur ou de la non-valeur d'un acte sexuel :

  1. Principe d'isomorphismeUn rapport sexuel est d'autant meilleur qu'il est conforme aux règles qui dirigent les relations sociales.
  2. Principe d'activitéSeule la position du sujet actif est valable et peut recevoir une valeur positive dans le rapport sexuel. La naturalité, c'est l'activité. Donc il n'y a pas de plaisir dans la passivité. Le plaisir est une expérience du sujet. 

 

 

L'éthique de la femme 

Mais à partir du moment où la femme éprouve du plaisir, et où donc elle risque de se manifester comme sujet, elle inquiète le système qui va devoir construire une éthique pour disqualifier son plaisir : ainsi, le plaisir de la femme est un gouffre. Il est naturellement excessif, il est à la jonction de la nature et de la contre nature. Le plaisir de la femme est le principe de l'excès, son plaisir est indéfini. Et face au plaisir dangereusement illimité de la femme, le sujet actif doit manifester de lui-même une règle de mesure. Donc si un homme ne s'adonne qu'aux plaisirs, ses plaisirs l'entraîneront indéfiniment vers de nouveaux plaisirs, et il deviendra efféminé.

Ainsi, dans les texte grecs, latins, et jusqu'au milieu du Moyen Âge, l'individu coureur de femmes ou de garçons est défini comme efféminé. Il est défini comme une femme, c'est-à-dire que c'est le principe de l'indéfini du plaisir et non le principe de l'activité mesurée qui est le moteur de son comportement (Don Juan est féminin car il court les femmes).

Quand on est sujet de l'activité, ça veut dire qu'on va pouvoir en être maître.

 

Le rapport homme-garçon : l'érotique remplace l'acte sexuel

Par ailleurs, le rapport homme-garçon pose problème, car le garçon se trouve dans la même position de passivité que la femme. Il n'est qu'un objet, il ne peut pas être sujet. Or un jour, à la différence de la femme ou de l'esclave, il va devenir sujet : sujet social et sujet sexuel.

La pédagogie transforme le garçon en sujet, et au cœur de cette relation pédagogique, l'activité sexuelle fait que le garçon n'est pas sujet. Il y a donc une tension entre les deux principes, une incompatibilité. D'où la nécessité pour les Grecs de faire intervenir un autre élément pour rendre cette incompatibilité acceptable : l'érotique.

L'erôs, c'est cette attitude qui va faire que jusque dans l'activité sexuelle, on prendra en compte l'autre en tant qu'il est en train de devenir sujet.

L'erôs sera donc attention à l'autre, vigilance, dévouement, sacrifice. C'est un art de se conduire en conduisant l'autre. 

L'erôs implique un énorme travail de la culture grecque sur les plaisirs et la pédagogie : écarter l'indéfini et les dangers du plaisir. Le garçon ne doit pas avoir de plaisir, et le plaisir de l'adulte doit être limité par plein d'obligations, voir jusqu'au renoncement de l'activité sexuelle. 

Ce renoncement à l'acte sexuel, accorde une plus grande place au jeu de la vérité. En aimant quelqu'un on lui apprend la vérité, et on le fait petit à petit accéder au statut de sujet. L'aimer jusqu'à ce qu'il devienne sujet de connaissance et que par conséquent il échappe à ce rapport qui a été établi à l'intérieur de la pédagogie. 

 

Trois éléments éthiques

Donc trois éléments ressortent :

  1. Dans les aphrodisia il doit y avoir une véritable technologie de soi, c'est-à-dire un accès de l'individu au statut de sujet
  2. Obligation de dire vrai
  3. Technologie du soi par rapport à l'autre : ce n'est pas le problème de la vérité de soi sur soi, c'est le problème de la vérité que l'on transmet à l'autre

 

Nouvelle éthique : Le plaisir est dangereux

Les philosophes stoïciens ou non stoïciens, les moralistes, les directeurs de conscience, en interpellant les gens sur leur vie quotidienne ont modifié la perception éthique. C'est cette nouvelle perception que le christianisme a trouvée devant lui et a reprise. Cette nouvelle perception éthique se caractérise à partir des transformations apportées aux deux principes organisateurs : le principe d'isomorphisme est le principe d'activité.

 

  1. Transformation du principe d'isomorphisme
    Survalorisation du mariage : le mariage devient lui-même son propre critère de valeur. Les rapports sexuels sont uniquement dans la conjugalité

  2. Transformation du principe d'activité
    Avant, seul le plaisir du sujet actif était acceptable, et le plaisir de passivité n'avait aucune valeur ou était considéré comme dangereux. Dans cette nouvelle perception éthique, tout plaisir, même celui du sujet actif, présente par nature le risque et le danger de faire échapper le sujet à la maîtrise qu'il exerce sur lui-même. 

 

Désormais, le plaisir est considéré comme la marque, au cœur de tout sujet, d'une passivité dangereuse. Le plaisir peut transformer le sujet actif en sujet passif. Il y a donc une dévalorisation du plaisir.

Le problème va être de définir des conditions d'activités telles que la passivité, intrinsèque au plaisir, ne puisse pas y avoir prise. Il faudra donc trouver un acte sexuel dont la valeur est déliée du plaisir.

 

La question du mariage

Une nouvelle question se pose : "Quels sont les avantages et inconvénients du mariage ?"

Cette question est immédiatement suivie d'une autre question : "Peut-on se marier et mener en même temps une vie de sagesse ?"

 À la question des avantages, la tradition donnait quatre grands thèmes du mariage (p. 108) :

  1. Le mariage permet de bien gérer sa maison :
    • La femme s'occupe des tâches intérieures
    • L'homme s'occupe des tâches extérieures
  2. Le mariage offre à l'homme le repos quand il rentre à la maison après une journée d'effort
  3. Le mariage offre à l'homme la possibilité d'une descendance
  4. Le mariage est utile à la cité car il fournit la descendance qui permet de la faire survivre

 

À la question des inconvénients, la tradition donnait quatre grands thèmes qui répondent terme à terme aux avantages :

  1. La femme coûte de l'argent
  2. Il y a les disputes, les récriminations d'argent, les tromperies
  3. Les enfants coûtent de l'argent et procurent des soucis, parfois ils meurent alors qu'on a fait des dépenses pour les élever. Et en vieillissant ils sont souvent plus durs que tendres envers leurs parents
  4. Les enfants font parfois honte au père devant ses concitoyens

 

Donc il y a d'un côté des avantages au mariage, mais de l'autre des inconvénients.

 

Mariage et vie philosophique : La valeur du mariage

La vie philosophique implique l'autonomie, et l'autonomie implique la maîtrise de soi. L'autonomie c'est aussi l'indépendance matérielle, sociale, morale, à l'égard des autres. L'autonomie, c'est le savoir de se conduire selon la raison, c'est-à-dire d'après des jugements vrais qu'on a appris à former. 

La vie d'un homme marié est incompatible avec une vie d'autonomie, donc une vie philosophique. Mais le non-mariage non plus n'est pas compatible avec une vie philosophique, car le rôle du philosophe est de donner des règles de conduite, et donc d'avoir une conduite conforme à son discours.

Donc comment le philosophe peut-il être non-marié, et en même temps dire aux gens de se marier ? Peut-on à la fois être autonome, et dire aux gens de se lier les uns les autres ? (= problème de la vérité)

Et si le philosophe est dans une position critique par rapport à l'éthique du mariage, c'est parce qu'il est sujet de vérité. Le philosophe est sujet de vérité en deux sens :

  1. Il doit connaître la vérité. L'activité du philosophe est la théoria, c'est-à-dire l'exclusion de tout ce qui peut l'empêcher de contempler la vérité. Donc le mariage doit être exclu
  2. Mais puisqu’il enseigne la vérité, il faut que sa parole et sa vie soient en conformités. Donc le mariage est pour le philosophe une nécessité

 

De là, l'émergence d'une nouvelle question : "comment se conduire philosophiquement à l'intérieur du mariage ?", "Comment avoir philosophiquement des rapports sexuels avec sa femme ?".

Dans la vie ordinaire, l'homme est actif dans le champ social, ce qui l'autorise à être sexuellement actif. Mais le philosophe est celui dont l'activité dans le champ social consiste, non pas à être actif, mais à être un individu théorique (on dira plus tard un contemplatif). Il y a ainsi distorsion entre le philosophe et l'homme ordinaire. Donc le sujet de vérité ne peut pas être sujet d'activité dans le champ social.

 

Concernant le mariage du philosophe, voilà la réponse d'Épictète (p. 118) :

Quelqu'un qui veut mener une vie conforme à la raison devra se marier. Dans une cité sage, même le philosophe devrait se marier, car la cité, étant sage, n'aurait pas besoin de messagers de la vérité puisque l'on serait dans la vérité.

Le philosophe se mariera lorsque le monde sera conforme à la raison. Mais en attendant cette cité idéale, il est obligé de suspendre son mariage. Le mauvais état du monde est la circonstance qui fait qu'il ne doit pas se marier.

Le philosophe par opposition à l'homme public, c'est celui pour qui le monde actuel n'est qu'une circonstance. Alors que l'homme ordinaire est quelqu'un qui vit dans le monde, à l'intérieur duquel certaines circonstances pourraient l'empêcher de se marier. En revanche, le philosophe est celui pour qui le monde actuel est une circonstance.

Donc le mariage est détenteur en lui-même d'une valeur.

 

Le mariage est donc un acte primordial, il est une conduite conforme à la nature.

Chez les stoïciens, on trouve l'idée que le mariage est une unité organique. Il permet de constituer un seul corps. L'homme et la femme forment une seule substance, ils ne peuvent donc plus être séparés l'un de l'autre.

Avec cette nouvelle éthique, on n'est donc plus dans le régime de l'économie des avantages, on est dans une physique de la fusion des existences.

 

Nouvelles restrictions des plaisirs sexuels (triangle sexe-mort-vérité)

En même temps que la valorisation du mariage, apparaît une nouvelle économie des plaisirs sexuels. La nouvelle économie des aphrodisia est une attitude de plus en plus méfiante, prudente, économique, restrictive, à l'égard des plaisirs sexuels. 

Cette économie des aphrodisia s'est réfléchie et réglementée à l'intérieur de trois formes : à l'intérieur des pratiques religieuses, à l'intérieur de la vie philosophique, à l'intérieur de la médecine

 

  1. Les pratiques religieuses
    On trouve une position symétrique des aphrodisia et de la mort, et cela depuis l'âge grec. Deux interdits protègent l'activité cultuelle : l'acte sexuel et le contact avec un cadavre.
    Il faut se purifier de tout contact avant toute cérémonie religieuse. La vérité du dieu ne peut venir à l'homme que s’il s'est purifié de tout acte sexuel.

 

  1. La vie philosophique
    Les raisons de cette incompatibilité de la vérité et de l'acte sexuel :
    • Le corps est la prison dans laquelle l'âme est prisonnière
    • Le corps est une impureté qui souille l'âme de son contact
    • Le corps qui est voué à la mort risque d'entraîner dans sa chute l'âme immortelle

Méfiance envers la sexualité : 
Le plaisir sexuel est violent, il entraîne la volonté au-delà de ce qu'elle aurait vouluLe plaisir sexuel est passager.
Il est intense et de suite après, s'inverse en épuisement, en regrets.

 

Donc le plaisir sexuel s'oppose à la vie philosophique qui a pour fonction la permanence, l'absence de troubles, la maîtrise de soi.

 

  1. La médecine
    Les sécrétions du sexe sont produites par tout le corps qui est relié au sexe. Donc le corps est affecté. Cela explique la grande fatigue qui suit l'acte sexuel (Hippocrate).
    Le sperme crée l'embryon, donc l'éjaculation épuise le corps en entier. L'individu est porté au seuil de sa mort dans le plaisir sexuel (la petite mort).
    Comparaison de l'acte sexuel à l'épilepsie :
    • Mouvements violents et involontaires
    • Perte de conscience
    • Épuisement total du corps, proche de la mort


La question du désir

On retrouve le triangle sexe-mort-vérité dans l'expérience chrétienne de la chair, mais avec une différence au rapport de vérité.

Dans l'expérience chrétienne de la chair, l'acte sexuel, comme dans l'expérience grecque des aphrodisia, est considéré comme apparenté d'une certaine façon à la mort. Il est vrai aussi que dans l'expérience chrétienne de la chair, l'activité sexuelle va être considérée comme incompatible avec le rapport à la vérité. Cependant ce qui différencie l'expérience chrétienne de la chair de l'expérience grecque des aphrodisia, c'est le rapport à la vérité. 

Le sujet chrétien doit savoir qui il est, et ce qu'il en est de son désir sexuel avant de pouvoir se purifier, et par cette purification avoir accès à la vérité de l'être. Il doit dire la vérité sur lui-même, découvrir sa propre impureté. C'est ce travail sur soi qui va lui permettre d'accéder à la vérité.

Dans l'expérience chrétienne, il ne s'agit plus d'affirmer que le désir sexuel, l'acte sexuel, est incompatible avec la vérité. Il faudra découvrir la vérité de ses désirs pour avoir accès à cette vérité qui m'est promise par la disparition de mon attachement au plaisir et au désir sexuel. 

C'est l'émergence d'une nouvelle question : "Qu'en est-il de mon désir ?"

 

Transformation du statut de l'homme et de la femme

Ainsi avec la valorisation du mariage dans la période hellénistique, qui délimite la sexualité à l'intérieur du couple, le statut de l'homme et de la femme tendent à se redéfinir (p. 165) :

  • Élévation juridique de la femme au niveau de l'homme
  • Rabaissement du plaisir de l'homme au niveau du plaisir de la femme

Donc c'est l'homme qui fait la norme juridique de l'existence, et c'est la femme qui fait la norme morale du plaisir.

Donc la femme s'élève et l'homme s'abaisse.

 

L'acte sexuel dans le mariage : nouvelles prescriptions

Mais il y a aussi un autre aspect, une codification se développe à travers cette localisation de la sexualité dans le mariage :

  1. L'acte sexuel, dans le mariage, ne doit pas être indexé au plaisir. On ne doit jamais considérer, dans les actes sexuels, son épouse comme sa maîtresse. La finalité de l'acte sexuel est la naissance des enfants
  2. Un second but de l'acte sexuel est le développement d'un lien affectif entre le mari et la femme

 

De là, plein de prescriptions voient le jour qui n'avaient jamais existé jusque-là :

  • Règle de pudeur : la femme doit être pudique pour ne pas tenter l'homme
  • Il ne faut pas faire l'amour à sa femme, le jour où même la nuit, avec une lumière, car les images de son corps risquent de hanter l'esprit par la suite
  • C'est au mari de prendre l'initiative, jamais à la femme
  • La femme ne doit pas avoir une nature revêche qui détourne son mari

 

Donc dans cette nouvelle codification, le rapport sexuel mari-femme doit être un rapport d'amour, d'erôs, donc plus rien à voir avec l'éthique grecque. Il y a érotisation des rapports de mariage.

Donc cela va faire que l'ensemble des actes, gestes, attitudes, sentiments, qui constituent les éléments de ce rapport d'amour entre le mari et l'épouse, deviendra objet d'analyse et de codification. C'est à ce moment-là que commence à se poser la question de la vérité de ce que sont et doivent être ces rapports. L'acte sexuel commence à devenir objet d'analyse pour la philosophie, objet d'analyse pour un discours de vérité. 

De là, la grande question de saint Augustin, mais qui est encore notre question : 

"Qu'en est-il en vérité de notre désir ?"

 

Homosexualité et hétérosexualité 

Foucault analyse ensuite un texte de Plutarque : "l'Erotikos". Dans ce texte, différents protagonistes défendent chacun leur vision de l'amour :

 

  1. Les partisans de l'amour des garçons (= manière dont les Grecs rendaient la pédérastie acceptable) 
  • Bien sûr il y a un amour conforme à la nature, c'est l'amour de l'homme pour la femme qui est un amour de nature.
    La nature a placé dans l'homme une pulsion pour la femme, ce mouvement est naturel. Ce mouvement est tellement naturel que les animaux l'ont aussi. Donc ces mouvements ne peuvent pas être considéré comme véritablement des amours, car ce sont justement des mouvements naturels que l'on trouve chez des êtres non raisonnables, donc chez des êtres où il n'y a pas d'erôs. Le mouvement naturel est donc incompatible avec l'erôs. Le mouvement qui porte un homme vers un garçon peut être appelé erôs, précisément parce qu'il n'est pas naturel.
    La non-naturalité est donc marquée comme une forme positive.

  • Amour homme femme : l'objectif est le plaisir et la jouissance
    Amour homme garçon : l'objectif est la vertu

  • On s'effémine en aimant trop les femmes. Aimer les femmes, c'est se passiviser. L'amour pour les femmes n'a pas de régulation, puisque le mouvement naturel nous pousse au plaisir et à la jouissance. Alors que l'amour pour les garçons possède sa régulation interne, car visant la vertu il doit renoncer au plaisir.

 

  1. Plutarque défend l'idée qu'il n'y a qu'un seul et même amour
  • La philia n'est pas incompatible avec les rapports sexuels. On peut très bien coucher avec une femme et avoir de l'amitié pour elle. C'est donc un point commun entre les deux amours
  • Dans tous les cas où l'on tombe amoureux, les causes sont les mêmes
  • L'erôs sans Aphrodite est sans fin, de même l'amour sans l'acte sexuel est sans fin, inachevé. Il n'y a pas de véritable amour sans cette fin. Donc l'amour pour les garçons n'y correspond pas.



Le couple : la femme consent à être un objet de plaisir

Foucault explique alors qu'une nouvelle notion est introduite dans le couple. L'amour pour les femmes, qui est un amour qui implique le plaisir, est capable de conduire à l'amitié par l'intermédiaire de la kharis : la complaisance.

La kharis, c'est le consentement de la femme à l'homme, un consentement volontaire.

Le consentement, c'est donc cette manière tout à fait régulière pour une femme de s'identifier comme sujet à son rôle d'objet du désir. C'est-à-dire que dans le consentement, la femme joue volontiers le rôle d'objet de plaisir.

Le consentement est le lien qui va lier de manière acceptable le plaisir de l'homme et le plaisir non-dit, hors champ, de la femme. Le consentement lie donc plaisir et amitié.

Le consentement de la femme permet à l'homme de voir que sa femme a de l'amitié pour lui, il est donc possible pour lui, se dit-il, d'avoir de l'amitié pour un objet de plaisir.

 

Or le garçon est objet de plaisir, mais ne peut pas y consentir. S'il y consent il est prostitué, et s’il n'y consent pas, il ne peut qu'avoir de l'hostilité pour celui qui l'a forcé.

Donc dans les deux cas il n'y a pas de philia, pas d'amitié.

 

Il y a donc dans le monde hellénistique la constitution d'un grand amour complet et unique qui réunit amitié et désir, plaisir et vertu. 

C'est-à-dire qu'il y a transformation du rapport entre les époux.



La question du discours prescriptif

Foucault s'interroge alors sur l'existence des discours prescriptifs. 

Il y a trois façons d'expliquer l'existence du discours qui semble redoubler le réel (p. 235) :

  1. Redoublement représentatif = reflet
  2. Dénégation idéologique = idéologie
  3. Fonction rationalisatrice = rationalisation (volonté de rationaliser le réel)

 

L'étonnement épistémique

Étonnement ontologique : "pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que rien ?"

Étonnement épistémique : "pourquoi y a-t-il, en plus du réel, du vrai ?"

C'est parce que le ciel est bleu qu'il est vrai de dire "le ciel est bleu". Mais ce n'est pas parce que le ciel est bleu que j'écris "le ciel est bleu". L'origine du discours n'est pas à chercher dans le réel, mais toujours dans des causes humaines, psychologiques.

La surprise épistémique ne porte pas sur la possibilité de la connaissance même, mais sur l'existence du jeu vrai-faux, et sur l'histoire indéfinie de ce jeu.

 

 

Quatre caractères du jeu de véridiction

  1. Ce jeu de véridiction est un supplément par rapport au réel = jeu supplémentaire
  2. Ce jeu de véridiction est inutile, il rapporte peu en comparaison de ce qu'il coûte = jeu inutile
  3. Ce jeu de véridiction est un jeu polymorphe = jeu non unitaire
  4. Il y a connexion des jeux de véridiction et du réel = on peut montrer quels sont les effets réciproques de cette connexion

Ex : dans la sexualité, les effets sur le réel de ce jeu de véridiction, c'est l'expérience du sujet qui trouve en lui et dans sa sexualité, sa propre vérité

 

Il faut donc essayer de savoir comment et pourquoi un régime de codification séculaire, et finalement assez efficace, s'est accompagné d'un régime de véridiction (de l'époque Alexandrine presque jusqu'à notre époque).

Le point d'analyse est le suivant : si le système de codification est resté le même, c'est en revanche le régime de véridiction formulé par les stoïciens qui a été transformé, non pas par le christianisme à son apparition, mais par des processus internes au christianisme du IVe siècle.

 

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Les trois formes de vie (Cicéron, Diogène Laërce, Pythagore)

  • Esclave de la gloire = la vie politique
  • Avide de richesse = la vie commerçante
  • Amoureux de la vérité = la vie philosophique

 

Ce qui caractérise le bios sous ces trois formes, ce n'est pas le statut, ni l'activité, c'est la forme de rapport qu'on décide d'avoir soi-même avec les choses.

 

Matrice de la subjectivité occidentale et chrétienne (p. 255)

  • Il y a un rapport à un au-delà
  • Il y a une opération de conversion
  • Il y a une vérité à découvrir, et qui constitue le socle de notre subjectivité

 

Matrice de la subjectivité (bios) grecque

  • Pas de rapport à un au-delà, pas d'absolu commun, mais des fins que chacun se pose
  • Pas de conversion, mais un travail continue de soi sur soi
  • Pas une authenticité cachée, mais la recherche d'une fin qu'on atteint et qu'en même temps on n'atteint pas

 

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Avec les stoïciens, il y a la mise en place de tout un ensemble de procédures de transformation du sujet.

 

Distinction entre vie publique (relation plurielle) et vie privée (relation duelle)

L'homme, le mari, citoyen, est sur les deux registres (privé-public), et trouve dans sa vie privée la condition de sa vie publique, et dans sa vie publique les éléments qui vont lui permettre d'affirmer et d'asseoir son autorité dans le monde privé.

Foucault commente la lettre de Pline : la femme aime son mari en tant qu'il est un homme public, elle est admirative et lui donne son aide et ses conseils. C'est donc dans ce rapport privé que l'homme va pouvoir mener sa vie publique. Et sa vie publique est présente au sein de son ménage dans sa vie privée. Dans le rapport duel, sa virilité va être le devoir d'avoir des rapports sexuels avec sa femme. Il y a donc naissance d'une réciprocité et d'une égalité d'obligation entre l'homme et la femme.

Cette réciprocité ne s'établit pas à partir d'une égalité juridique, mais d'une inégalité morale : il faut que l'homme soit guide et maître jusqu'à un certain point de la vie de sa femme, et pour cela il faut donc qu'il soit maître de lui-même. Il y a donc un rapport inégalitaire entre l'homme et la femme. 

Il faut être maître de soi pour être maître des autres.

 

La question du désir

Avec Platon, la question du désir est : "comment empêcher que mon désir ne m'emmène au-delà de ce que je veux ?"

Avec Épictète, la question du désir devient : "comment est-ce que je peux faire pour ne pas désirer ?". Pour Épictète, c'est dans l'éradication de l'epithumia (la partie désirante de l'âme) que se manifeste la maîtrise de soi.

Il y a donc maintien du principe de valorisation morale de l'activité. Mais cette activité ne se définit plus comme activité de l'un sur l'autre, ne se définit plus comme maintenir son activité et sa domination sur l'autre. Ce sera : exercer sa domination, son activité, sur soi-même, sur cette part de soi-même qu'est le désir.

 

Donc quelle est la volonté de ces discours ?

La volonté de ces discours est la transformation du sujet pour que ce dernier puisse habiter le code de conjugalité tout en maintenant les procédures de valorisation par le principe d'activité. C'est une transformation de soi pour habiter un code.

Les techniques de soi se situent donc entre un modèle de comportement et un système de valorisation. En d'autres mots, les techniques de soi permettent de subjectiver un code. Elles ont permis de valoriser une conjugalité fermée sur elle-même en la constituant comme la plus haute finalité possible.

 

Maitrise et désir

Le problème du désir sexuel deviendra la pièce centrale de l'examen de conscience aux IVe et Ve siècle dans le christianisme.

Pour les Grecs, le principe d'activité à maîtriser est le désir : je suis maître de moi quand j'arrive à renoncer à mon désir.

Pour les stoïciens, je suis maître de moi quand je ne désire plus.

À partir du moment où l'homme marié s'impose comme devoir une absolue fidélité, il s'oblige à une "césure de sa virilité". Il doit dominer les autres quand il leur est supérieur hiérarchiquement, mais en désexualisant ce rapport social. Il doit donc effectuer un contrôle permanent sur lui-même.

 

L'invention du couple : nouvelle subjectivité

L'invention du couple qui a introduit une reconfiguration morale, une nouvelle éthique sexuelle, a engendré trois choses :

  1. Désocialisation de la sexualité, donc délimitation de la sexualité à l'intérieur du couple
  2. Disqualification de l'homosexualité
  3. Naissance du désir. C'est-à-dire que le désir n'est plus le préliminaire mécanique du plaisir, mais se cristallise sous la forme d'une tentation

 

L'invention du couple produit donc une nouvelle subjectivité : la double forme éthique de la tentation impossible et du devoir sans plaisir.

 

 

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