Wolff - Peut-on définir l‘amour ? (2016)


Peut-on définir l‘amour ?

Conférence de Francis Wolff à l'ENS
- Abrégé résumé par César Valentine -

 

L'amour est un concept ambigu : amour divin, amour fraternel, amour de la crêpe suzette… Il existe de fait plusieurs définitions de l'amour :

 

Définition naturaliste 

L'amour est naturel et issu de l'évolution

  1. instinct qui pousse l'être humain vers le sexe opposé
  2. Nécessité de soin des petits dépendants

 

Ces deux puissances d'action s'accompagnent d'affection. Les hommes croient copuler ou prendre soin parce qu'ils aiment, alors qu'ils sont déterminés à copuler et à prendre soin. Pour les naturalistes, l'amour est une ruse de la nature pour réaliser ses désirs.

 

Nous laisserons cette définition de coté. On va ici chercher à définir l'amour au sens qu'on trouve dans les expressions : déclaration d'amour, chagrin d'amour, chanson d'amour..

Donc formuler ce qu'il est, et le distinguer de ce qu'il n'est pas.

 

Il existe plusieurs méthodes pour définir l'amour :

 

La méthode d'Aristote

Cette méthode consiste à repérer le genre de la chose, pour ensuite définir ce qui la différencie des autres choses du même genre.

Le genre de l’amour est-il ? :

  1. Le souci : le fait de se soucier d'autrui 
  2. La joie : la joie éprouvée
  3. La passion : qui rend esclave de son amour
  4. L’action : le fait de faire du bien

 

Voilà des genres bien différents. On s'aperçoit qu'il est impossible de définir le genre sans avoir défini les contours. C'est donc vers une autre méthode qu'il faut se tourner.

 

La méthode nécessaire et suffisante 

Définir les conditions nécessaires et suffisantes de l'amour. 

La philosophie analytique donne de l’amour deux définitions :

  1. Définition conative par les actions que l'amour nous fait faire 
  2. Définition affective par les sentiments que l'amour nous fait éprouver

 

Le problème est que chacune des deux définitions se heurte à des contre-exemples. Cette méthode est donc réfutée par contre exemple.

 

La méthode par prototype

C'est l'idée d’air de famille de Wittgenstein. Le rapport entre le concept et les individus est d'intensité variable. On ne cherche pas les traits communs parfaitements identifiables aux différents amours. Les différents amours sont apparentés  comme les membres d’une même famille partagents entre eux un air de famille. C’est-à-dire qu’il n’y a pas un caractère spécifique que l’on retrouve chez chacun d‘eux. Ils partagent des caractères qui sont plus ou moins présents, plus ou moins éloignés du prototype. C'est donc une définition proportionnelle.

Mais le défaut de cette méthode c'est qu'on ne peut pas savoir jusqu'où on peut aller. Quelle est la limite ? S'il n'y a pas de limite, il n'y a pas de définition, et on ne sait alors plus de quoi on parle.

 

Nous prendrons donc trois traits définitionnels de l'amour qui peuvent servir de borne : Amitié, désir, passion.

 

Ces trois traits ne sont ni un genre, ni un prototype, ce sont des bornes externes à l'amour.

Les tendances internes à l’amour seront corrélativement : l'amical, le désirant, le passionnel.

 

Les traits de l'amical

  1. Relation élective à autrui 
  2. L'ami est un autre moi-même. C'est la médiation réflexive entre moi et moi-même. Il me permet de prendre conscience de ce que je vis en le partageant sous son regard 
  3. Motif d'action. On agit pour lui, c’est-à-dire pour lui faire du bien

 

Les traits du désirant

L'amoureux désire faire l'amour avec l’être aimé, le toucher, le caresser.

 

Les traits du passionnel

État affectif intense focalisé sur quelque chose, s'emparant de l'esprit d'un sujet en dépit de sa volonté et de sa raison. Cependant la passion n'est pas seulement aliénante, elle colore toute émotion, elle rend à la fois extra-lucide est complètement aveugle.

La passion c'est moi en tant qu'autre ≠ l'ami, c’est un autre moi-même.

Il y a du passionnel dans l'amour, mais l'amour n'est pas la passion. La passion est une borne externe de l'amour.

 

L'amour s'oppose conativement à chacune des trois composantes prise à part (amitié, désir, passion), mais résulte de la fusion de ces trois tendances.

 

 

Ce triangle est comme une carte. L'amour est caractérisé par sa position géographique sur la carte et encore plus par son chemin. Exemple : Débute par le désir, devient passionnel, puis finit amical (le couple).

 

L'amour peut se suffire de deux composantes, mais est alors incomplet. Il y a donc trois types d'amours incomplets (mais l’amour dit “incomplet” n’pas altéré en qualité ni en intensité) :

  1. L'amour sans amitié 
  2. L'amour sans passion 
  3. L'amour sans désir

 

L'Empire des sens

Il s’agit d’un érotisme passionnel. Glissement vers la folie sans bienveillance. Le film s’achève sur l’émasculation et le meurtre de l'amant par son amante (Après l’avoir émasculé, Sada écrit sur le torse de Kichizo “Sada et Kichi, maintenant unis). Il n'y a plus d'autre soi-même, il n'y a que du même et de l'un.

 

Phèdre

Passion érotique. Aimer c'est être ennemi de soi à cause d'un autre.

 

Les vieux amants

Le soi et l'autre se mêlent, chacun pensant pour lui-même et par l'autre, vivant par lui-même et pour l'autre. Tout désir sexuel s'est évanoui. La chair de l’un est las de l'autre. 



L'amour est la fusion instable en proportion variable d'au moins deux des trois éléments hétérogènes que sont l'amical, le désirant, le passionnel. Cette définition réunit donc les avantages de la méthode par condition nécessaire et suffisante et de la méthode par prototype.

 

Mais il ne faut pas voir ici un mélange d'ingrédients (amitié, désir, passion) comme dans une recette de cuisine. l'idée est plutôt que quand les éléments se fusionnent, il résulte une unité émergente d'un type nouveau dans lequel les éléments initiaux sont méconnaissables. 

 

Quelques exemples :

 

Passion mêlée à de l'Amical ou du désirant

La passion n'est plus une tension obsédante altérant la rationalité, elle devient sous l'effet de la joie amicale ou de la tension du désir, un état d'allégresse qui démultiplie les puissances d'agir.

 

Le désir sexuel mêlé à de l'amical ou du passionnel 

Le désir sexuel se transforme en aspiration insatiable, il peut se faire tendresse. Le sexe n'est alors plus le besoin tyrannique de faire sien l'autre. De là, les attentions érotiques maladroites, ou les gaucheries respectueuses des amoureux débutants.

 

L’amitié mêlée à du désirant ou du passionnel

On ne peut traiter l’amitié comme on l’a fait avec le désir ou la passion. C’est que, nous allons le voir, l'amitié relève quelques complications.

L'amitié est réciproque, l'amour est à sens unique (le désir et la passion ne sont pas réciproque). On ne peut pas être ami de quelqu'un sans que ce dernier ne soit ami de nous. De fait, un ami sans ami est une contradiction dans les termes, mais un amour non aimé est une situation très banale, très commune.

 

C'est parce que l'amour n'est pas essentiellement réciproque qu'il cherche sans cesse à le devenir. Le plus gros effort de l'amoureux c'est de se faire aimer. L'amoureux désire être aimé librement. Effectivement, on ne peut faire coexister ensemble aimer et obéir (voir Kojève “La notion de l’autorité”, dans lequel il montre que amour et autorité ne sont pas la même chose mais peuvent prêter à confusion de par leur nature). 

 

L'amour n'étant qu'un accidentellement une relation, il n'y a pas d’éthique de l'amour. On ne peut pas être infidèle ou déloyal envers l'être aimé en tant qu’aimé. On peut trahir ses engagements, mais rien dans l'amour n'oblige l'amant, si ce n'est la dimension amicale engageant justement à la loyauté.

Donc si l’amant cesse de désirer être loyal car il cesse d'aimer, cela n'est en rien contraire à une éthique. 

 

Les amants constituent un “nous”, ce qui équivaut à une confusion des “moi”. C'est à ce “nous” que chacun se doit d'être fidèle ou loyal. Ce n'est alors pas une éthique de l'amour, mais une éthique constitutives d'un “nous”. L'amour a pu en être à l'origine mais il ne se confond pas avec lui. 

 

Il ne faut pas mélanger loyauté, fidélité, et allégeance. Ni la loyauté, ni la fidélité ne sont les vertus de l'amour. Les vertus de l'amour sont plutôt douceur, bienveillance, patience, compréhension, indulgence, désintéressement, dévouement, abnégation, sacrifice…

Car nul n'est tenu d'aimer toujours. Le drame c'est qu'on se lie pour toujours à celui qu'on aime présentement. 

Si l'amour n'est pas réciproque par définition, c'est que deux de ses composantes  désir et passion, ne le sont pas :

Désir : désirer quelqu'un n'engage pas ce dernier à nous désirer.

Passion : être passionné par quelqu'un n'engage pas ce dernier à nous trouver admirable.

 

Entre ces trois entités (passion, désir,  amitié) il y a une différence ontologique. Elles n'appartiennent pas à la même catégorie de l’être :

L'amitié est une relation

La passion est un état 

Le désir est une disposition

Dans l'amitié, l'autre est un autre moi
Dans la passion l'autre est en moi
Dans le désir le moi est tendu vers l'autre. 

 

L'amitié existe entre les deux termes. C'est une relation qui est stable par hypothèse.

La passion altère la rationalité des croyances et des désirs du sujet tout en exaltant ses puissances d'agir. Elle est stable, mais le sujet est instable.

Le désir sexuel prend l'autre comme objet. Le désir est instable.

 

L'amour naît donc d’une hétérogénéité radicale entre ses composants.

L'amour est moniste par essence car pour l'amant l'esprit et le corps de l’être aimé sont une seule et même chose.

L'amitié est dualiste car elle ne lie que l'esprit des amis. 

Une preuve métaphysique du monisme c'est l'amour. 

L’être aimé ne fait qu'un avec son corps. Je le sais, je l'éprouve, je le vis. C'est cela l'amour. L'amour c'est la preuve vécue en moi de l'union de l'esprit et du corps en autrui.

 

Ce n’est donc pas du tout la même chose que de penser à l’ami et de penser à l'aimé (Différence radicale, ontologique) :

L'ami : ses paroles sont l'expression de sa pensée 

L'aimé : ce qui me bouleverse c’est sa voix qui est l'expression sensible de sa parole. Ce qui me bouleverse ce sont les signes physiques de sa pensée. Ces signes ne relèvent ni du corps, ni de l'esprit, mais de leur union.

 

En aimant passionnément je deviens étranger à moi-même. Par exemple, je sais bien que l'être aimé a plein de “défauts” qui me dérangent, mais je l'aime quand même. Thème tragique : son objet l'épouvante et pourtant il s’y reconnaît. Je désire l'abject.

 

C'est comme si les trois composantes de l'amour ne s'aimaient pas entre elles, ne parvenant jamais à s'harmoniser. La raison en est qu’elles n'ont pas la même provenance :

L'amitié vient du monde de la socialité humaine dont elle est la réalisation affective élémentaire.

La passion vient du monde des émotions, elle est l’affect sous sa forme obsédante, trop humaine.

Le désir vient du monde des besoins naturels dont il est l'expression proprement humaine.

 

Mais ces trois composantes sont aussi la source des plus grand plaisirs. L'amitié apporte la joie, la passion apporte l'allégresse, et le désir apporte des jouissances.

L'amour peut donner tout cela, ça dépend des cas et des jours. Et c'est parce que l'amour est de nature hétérogène et instable qu'il est le moteur de tant de vies minuscules, et le motif de tant d’histoires.

 

 



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