Russell - Problèmes de philosophie (1912)


Russell : problèmes de philosophie (1912)

- Abrégé résumé par César Valentine -

 

 

Bertrand Russell (1872 - 1970)est un mathématicien et philosophe anglais 

 

 

I. Apparence et réalité

 

Existe-t-il au monde une connaissance si certaine qu'aucun homme raisonnable ne puisse la mettre en doute ?

La philosophie essaie de répondre d'une manière critique à des questions aussi ultime.

Dans la vie de tous les jours, on tient pour certaines bien des choses qui présentent en fait beaucoup de contradictions.

La table qui est devant moi est bien là, de sorte qu'il semble inutile d'en parler. Cependant on peut raisonnablement en douter :

  • La couleur dépend de la table, du spectateur et de la lumière. Donc la table ne possède pas en elle-même une couleur déterminée
  • La texture de la table change quand on la regarde à l'œil nu ou au microscope. Alors lequel de ces aspects est la table réelle ?
  • La table apparaît sous des formes différentes selon chaque point de vue. On n'y fait pas attention car nous sommes tournés vers l'action, l'expérience nous a enseigné à construire la forme réelle à partir de la forme apparente
  • Et pareil pour le toucher et le son

 

D'où deux questions :

  1. Existe-t-il une table réelle ?
  2. Quelle sorte d'objet peut-elle bien-être ?

 

Appelons "sense-data" les choses immédiatement connues dans la sensation : couleur, son, odeur, texture...

Et appelons "sensation", l'expérience d'être immédiatement conscient de ces choses.

Ainsi, voir une couleur, c'est avoir une sensation de la couleur, mais la couleur est un sense-datum, pas une sensation.

Toute connaissance de la table passe par les sense-data. Mais la table n'est pas l'ensemble des sense-data, et les sense-data ne sont pas des propriétés appartenant à la table.

La table est un objet physique, c'est donc de la matière.

 

Donc nos deux questions deviennent :

  1. Existe-t-il quelque chose comme la matière ?
  2. Si oui, quelle est sa nature ?

 

Presque tous les philosophes s'accordent sur la réalité de la matière (à part quelques-uns comme Berkeley pour qui la table est une idée dans l'esprit de Dieu).

La matière est indépendante de nous, elle est la cause de nos sense-data. Donc nos sens ne nous apprennent pas immédiatement la vérité sur l'objet en soi, mais seulement la vérité sur des sense-data. Nous pensons donc qu'il y a une réalité cachée derrière les apparences.

 

 


II. L'existence de la matière

 

La question de ce chapitre est : existe-t-il une chose telle que la matière ? En d'autres mots, la table continue-t-elle à exister quand je cesse de la regarder ?

La question est importante car s’il n'y a pas d'objet, il n'y a pas de corps, donc les autres n'existent pas réellement, et je suis seul : le monde extérieur n'est alors qu'un rêve.

Même s'il est impossible de réfuter le solipsisme, Russell va essayer.

Partons de cette proposition : on peut douter de la table, mais pas de l'existence des sense-data, car nous ne doutons pas d'éprouver des sensations.

Descartes prouve ainsi sa propre existence par la formule "je pense donc je suis". Cependant, le moi réel est aussi difficile d'accès que la table réelle. Le "je" de maintenant n'est pas celui d'hier, ni celui de demain. Il est possible que ce "je" qui voit la couleur de la table n'ait qu'une existence momentanée, et soit différent l'instant d'après.

Donc le problème est le suivant : "Est-ce que nos sense-data sont les signes de l'existence de l'objet physique leur correspondant ?"

Le sens commun dit oui, car si on recouvre la table d'un tissu, on n'aura plus de sense-data. Donc si la table n'est qu'un ensemble de sense-data, alors elle devrait disparaître et le tissu devrait flotter comme par magie.

Une raison importante qui nous pousse à dire qu'il existe un objet en plus des sense-data, c'est qu'on veut que différents individus, avec donc différents sense-data, voient le même objet. Et effectivement, malgré nos perceptions différentes, nous voyons tous plus ou moins la même chose en regardant la table. C'est ce qui nous fait supposer qu'en plus des sense-data privés et changeants, il y a un objet public et permanent.

Mais le problème est que la représentation que j'ai des autres passe aussi par des sense-data. Donc pour montrer qu'il y a des objets indépendants de nos sense-data, on ne peut pas faire appel aux témoignages d'autrui puisque ce témoignage lui-même consiste en sense-data.

C'est donc dans nos expériences privées qu'il faut trouver les traits qui montrent qu'il y a autre chose que nous-mêmes dans le monde. Bien sûr on ne peut pas prouver une telle chose, et il n'y a aucun problème logique à dire que le monde se résume à moi-même. Cependant on a aucune raison de penser que cette hypothèse est vraie. L'hypothèse des objets physiques est beaucoup plus simple que l'hypothèse solipsiste.

C'est donc un principe général de simplicité qui nous conduit à l'hypothèse des objets physiques distincts de nous et de nos sense-data. Cette croyance au monde extérieur est instinctive, on n'a pas besoin de faire tout ce raisonnement pour croire aux objets physiques. Et puisque cette croyance permet une explication plus simple et plus cohérente de notre expérience, il n'y a aucune raison de la rejeter.

Russell tire de cet argument une règle générale : toute connaissance doit être dérivée de nos croyances instinctives, car si ces dernières sont rejetées, il n'y a plus rien.

La philosophie doit hiérarchiser nos croyances instinctives en les présentant chacune à l'état pur, puis les rendre cohérentes entre elles sous la forme d'un système harmonieux. Donc la philosophie exige seulement du sens commun et du travail.

 

 

 

III. La nature de la matière

 

Nous avons vu que les sense-data sont l'existence de quelque chose indépendant de nous et de nos perceptions. Il y a donc quelque chose en plus que les sensations. La couleur cesse d'exister quand je ferme les yeux, mais je ne pense pas pour autant que la table disparaît.

Quelle est donc la nature de la table réelle, indépendante de ma perception ?

Pour la physique, tous les phénomènes naturels sont réductibles au mouvement. Ainsi lumière, son, chaleur... sont dus à des mouvements ondulatoires. Et l'élément qui est en mouvement, c'est ce que philosophiquement on peut appeler la matière.

La science attribue deux propriétés à la matière : occuper une place dans l'espace, et se mouvoir.

 

Ce que nous voyons ne se trouve pas dans le monde extérieur, c'est l'effet sur les yeux et le cerveau du sujet qui voit la lumière. La lumière qu'on voit n'est donc pas un élément du monde, car le monde ne dépend pas de nos perceptions (un aveugle ne voit pas le monde et pourtant le monde existe). Il en est de même pour les autres sensations.

 

L'espace, tel qu'il est constitué à travers la vue et le toucher, est aussi absent du monde. Donc l'espace de la science n'est ni l'espace visuel, ni l'espace tactile.

Pour comprendre : une pièce de monnaie nous apparaît d'une forme différente selon l'angle où on la regarde, mais on juge qu'elle est circulaire. C'est-à-dire qu'on affirme qu'elle a une forme réelle qui n'est pas sa forme apparente. C'est cette forme réelle qui concerne la science.

Cette forme réelle doit, pour la science, se situer dans un espace réel qui ne peut pas être l'espace apparent. L'espace réel est public (espace physique), l'espace apparent est privé.

 

Mais quelle est la connexion qui relie l'espace réel à l'espace privé ?

Les objets physiques sont dans l'espace physique. Donc pour qu'il y ait "sensation", il faut que notre corps et l'objet soient dans un seul espace physique.

Les sense-data se situent dans nos espaces privés. Mais les positions relatives des objets dans l'espace physique doivent plus ou moins correspondre aux positions relatives des sense-data dans nos espaces privés. C'est-à-dire que deux maisons qui nous apparaissent à différentes distances l'une de l'autre, doivent avoir la même relation dans l'espace physique.

Mais une fois avoir établi cette correspondance entre l'espace physique et les espaces privés, que pouvons-nous dire de l'espace physique ?

On ne peut pas connaître l'espace physique en lui-même. On ne peut que connaître le type de correspondance entre les différents objets physiques.

Exemple : on peut savoir que lors d'une éclipse, la terre, le soleil et la lune sont sur une même droite, mais nous ignorons ce qu'est en soi une droite physique.

De même, nous connaissons les "relations" de distance, mais pas les distances elles-mêmes. Nous ne pouvons connaître que les propriétés des relations, mais pas la nature des termes en relation.

Le temps : notre sentiment de la durée ne correspond pas au temps marqué par une horloge. Donc, bien que le temps soit constitué par la durée, il faut distinguer temps public et temps privé.

En revanche, le temps considéré comme un "ordre" entre l'avant et l'après, n'exige pas cette distinction. Les événements s'écoulent dans le même ordre.

C'est pareil pour l'espace : même si des éléments nous apparaissent différents selon les points de vue, ils apparaissent disposés dans le même ordre quel que soit l'endroit d'où on les regarde.

Ainsi, on fait de "l'ordre" une vraie propriété de l'espace physique.

Cependant, il ne faut pas penser que les états des objets physiques se suivent dans le même ordre temporel que les sense-data qui en constituent la perception. Exemple : nous voyons l'éclair avant d'en entendre le bruit, alors qu'ils se produisent au même moment. D'où encore un exemple de la nécessité à distinguer sense-data et objets physiques.

 

 


IV. L'idéalisme

 

Idéalisme = doctrine pour laquelle tout ce qui existe et d'une nature mentale.

Etant donné qu'on ne peut pas connaître la nature intrinsèque des objets physiques, ils pourraient très bien être de nature mentale, même si cela paraît étrange. La vérité sur les objets physiques doit être étrange, donc l'étrangeté d'une théorie ne constitue pas une objection.

 

Pour Berkeley, les sense-data sont dans notre esprit, et ce sont les seules réalités que l'on peut connaître. Il en conclut que tout ce qui est connu réside dans l'esprit. Et si ce n'est pas dans mon esprit, c'est dans celui d'un autre.

Pour Berkeley, une idée est ce qui est immédiatement connu, comme le sont les sense-data. Donc une couleur, un son, une odeur, sont des idées. De même, souvenir et imagination sont aussi des idées.

De fait si tout est idée, être, pour l'arbre, c'est être perçu. Et si l'arbre continue d'exister quand on ferme les yeux, c'est parce que Dieu continue à le percevoir. Donc pour Berkeley ce que nous avons appelé l'objet physique est une idée dans l'esprit de Dieu.

Ainsi nos perceptions sont une participation partielle à la perception divine. C'est grâce à cette participation qu'on voit à peu près le même arbre.

Mais cette argumentation contient des sophismes. Il y a une confusion provoquée par le mot "idée". Prétendre que l'arbre lui-même est dans l'esprit revient à dire qu'une personne à qui on pense est vraiment dans notre esprit.

En fait, la confusion vient du fait qu'on confond "la chose saisie" avec "l'acte de saisir".

Chose saisie = la conscience de la couleur de la table = acte mental

Acte de saisir = le fait d'avoir conscience.

On peut parler d'idée dans les deux cas, d'où la confusion. L'acte mental, soit le fait d'avoir conscience, est indiscutablement dans l'esprit. Mais on ne peut pas dire cela des sense-data, c'est-à-dire de la conscience immédiate qui, on l'a vu, sont dans une certaine relation avec l'objet physique.

La confusion étant qu'avec la théorie de Berkeley, on arrive à la conclusion que tout ce que nous pouvons saisir est nécessairement dans l'esprit. Or, c'est dans cette distinction que repose notre faculté de connaître : c'est-à-dire la capacité pour l'esprit d'avoir l'expérience direct de ce qui n'est pas lui.

Dire que le connu est dans l'esprit, c'est ou limiter la faculté de connaître, ou proférer une simple tautologie si par "dans l'esprit" on veut dire "présent à l'esprit". Bref la tentative de Berkeley de fonder l'idéalisme échoue.

On affirme souvent qu'on ne peut connaître l'existence de ce qu'on ne connaît pas, mais cette affirmation est fausse car le mot "connaître" a ici deux sens différents :

  1. La connaissance des vérités = croyances et convictions = jugements
  2. L'expérience directe = la connaissance des choses = la façon dont nous connaissons les sense-data

 

Ainsi, cette même affirmation une fois reformulée devient : "Nous ne pouvons jamais porter un jugement vrai sur l'existence de quelque chose dont nous n'avons pas l'expérience directe". Or cette affirmation est fausse. Je n'ai pas l'expérience de l'Empereur de Chine, mais je juge avec vérité qu'il existe. Et bien plus, je peux connaître l'existence d'une chose dont personne n'a l'expérience directe : l'inférence.

 

 


V. Connaissance par expérience directe et connaissance par description

 

Il y a donc deux sortes de connaissances : celle des choses, et celle de vérité.

La connaissance des choses se divise en deux genres :

  1. Connaissance par expérience directe : indépendante de la connaissance des vérités
  2. Connaissance par description : présuppose la connaissance de certaines vérités

 

Expérience directe :

Exemple : je vois une table, je peux dire qu'elle est marron foncé, mais ça ne m'apporte pas une meilleure connaissance de la couleur. Donc aucun accroissement de l'expérience que j'ai de la couleur n'est possible. (Expérience des sense-data).

 

Connaissance par description :

Exemple : la conscience que j'ai de la table en tant qu'objet physique. J'effectue une description de la table au moyen des sense-data.

 

La totalité de notre connaissance (choses et vérités) repose sur l'expérience directe. Nous faisons l'expérience directe des sense-data, mais pas seulement. Effectivement, la connaissance des vérités exige une expérience directe de choses essentiellement différentes des sense-data. Il faut donc aller au-delà de l'expérience des sense-data pour pouvoir connaître.

 

Présentation des différentes extensions au-delà de la sphère des sense-data :

 

1. L'expérience directe par la mémoire :

Quand nous nous souvenons de ce que nous avons vécu, nous sommes alors immédiatement en présence de ce dont nous nous souvenons, malgré que nous le vivions comme passé et non comme actuel. La mémoire est une présence à l'esprit de l'objet. La mémoire est la condition de possibilité de la connaissance par inférence.

 

2. L'expérience directe dans l'introspection :

C'est la conscience d'avoir conscience des choses. Exemple : je peux avoir conscience de mon envie de manger, ainsi, "le fait que j'ai envie de manger" est un objet dont j'ai l'expérience (conscience de soi).

Cependant, la conscience de soi n'est pas la conscience de notre "moi". L'introspection ne semble nous livrer que des contenus particuliers, jamais le "je" qui pense ou ressent. Mais il y a peut-être une expérience directe du "je", celle de faire l'expérience d'avoir une conscience (mais cette proposition n'est pas certaine).

 

3. L'expérience directe des universaux

Les universaux sont des idées générales : la blancheur, la diversité, la fraternité… donc l'expérience directe n'est pas limitée aux particuliers, ni à l'existence.

Avoir conscience d'un universel s'appelle concevoir, et un universel que nous saisissons par l'esprit s'appelle un concept.

 

Il n'y a pas d'expérience directe des objets physiques en soi, ni d'expérience directe de l'esprit d'autrui. Pour ces choses, nous avons en revanche la connaissance par description.

 

Connaissance par description :

  1. Description ambiguë : "un homme"
  2. Description définie : "l'homme au masque de fer"

 

Sur la description définie :

Un objet est connu par description quand nous savons qu'il possède une certaine propriété, et que nous n'avons pas de cet objet une expérience directe.

Exemple : nous savons que le candidat qui obtiendra le plus de voix sera élu, mais nous ignorons son identité.

L'importance fondamentale de la connaissance par description nous permet de dépasser les limites de notre expérience privée.

 

 


VI. Sur l'induction 

 

Jusque-là nous avons vu que nous avons l'expérience des sense-data et probablement de notre moi. De plus nous avons la remémoration des sense-data passés. Voilà les données de notre connaissance

Mais pour accomplir des inférences à partir de ces données, il faut qu'on connaisse des principes généraux tel que, l'existence de A est le signe de l'existence de B, de manière simultanée ou successive. Sans ce savoir, la connaissance ne pourrait jamais aller au-delà de la sphère de notre expérience privée.

Si on nous demande pourquoi l'on croit que le soleil se lèvera demain, on répondra "c'est parce qu'il s'est levé jusqu'ici chaque jour".

Mais on peut mettre en doute l'idée que les lois de la nature s'appliqueront encore demain. Effectivement, la seule raison de croire en la permanence des lois de la nature réside dans le fait que les phénomènes leur ont obéi jusqu'à présent. Mais un nombre quelconque de cas passés est-il une preuve que la loi s'appliquera à l'avenir ?

Quand il y a une répétition fréquente dans un type d'événement, nous nous attendons à ce que dans les mêmes circonstances cet événement se répète. Et nous avons un choc quand contrairement à nos attentes, l'apparence, par exemple, d'un poulet rôti a le goût d'autre chose.

Les animaux font aussi ces associations : le poulet, qui toute sa vie a été nourri par la main du fermier, ne pouvait pas savoir que le jour de Noël, cette même main allait lui tordre le cou.

Peut-on donc croire à l'uniformité de la nature ? C'est-à-dire aux lois de la nature.

Nous avons l'expérience des futurs passés, mais pas des futurs à venir. Donc la question est : les futurs à venir ressembleront-il aux futurs passés ? S'appuyer sur le passé ne suffit pas. Il nous faut trouver un principe plus certain.

Nous pouvons objecter que les phénomènes naturels sont soumis au règne des lois. Or les lois elles-mêmes sont fondées sur le principe d'induction. 

Principe d'induction :

  1. plus on trouve A associé avec B, plus grande est la probabilité qu'on les retrouve à nouveau associés
  2. un nombre suffisant de cas d'associations fait que la probabilité d'une nouvelle association tend vers la certitude.

De même, la probabilité d'une loi générale grandit avec le nombre de répétitions.

 

Par ailleurs, la probabilité est toujours relative aux données disponibles. Donc le fait que nos prévisions ne soient pas toujours confirmées n'est pas une preuve qu'elle ne le soient pas dans le futur. C'est pourquoi l'expérience ne peut pas réfuter notre formulation du principe d'induction, mais elle ne peut pas non plus le prouver.

On doit donc, ou bien accepter le principe d'induction en raison de son évidence intrinsèque, ou bien renoncer à justifier toutes nos prévisions sur l'avenir.

La croyance que les phénomènes obéissent à des lois dépend du principe d'induction tout autant que les croyances de la vie quotidienne.

On voit donc que toute connaissance par induction (c'est-à-dire qui en s'appuyant sur l'expérience nous apprend quelque chose sur ce dont nous n'avons pas l'expérience) est fondée sur une croyance que l'expérience ne peut ni confirmer, ni réfuter.



 

VII. Notre connaissance des principes généraux

 

Nous venons donc de voir que le principe d'induction est impossible à déduire de l'expérience, et qu'il est pourtant accepté sans hésitation. Mais il n'est pas le seul, bien d'autres principes présentent ces caractères.

 

On trouve des principes généraux quand on se rend compte qu'il y a derrière un cas particulier une vérité qui peut être affirmée en toute généralité.

Exemple : en arithmétique, on apprend que deux et deux font quatre en présentant différents cas particuliers, jusqu'à ce que l'on comprenne que c'est vrai d'une paire quelconque de couple. De la même façon, on sait qu'après le 15 vient le 16 et qu'il en sera toujours ainsi. C'est un principe logique.

Ainsi, si les prémisses sont vraies, la conclusion est vraie aussi. Notre principe affirme donc que ce qui s'ensuit d'une proposition vraie est vrai. Ce principe est présupposé dans toute démonstration. 

 

La tradition a érigé trois de ses principes sous le nom de "lois de la pensée" :

  1. La loi d'identité : "tout ce qui est, est"
  2. La loi de non-contradiction : "rien à la fois n'est et n'est pas"
  3. La loi du tiers exclu : "toute chose est, ou n'est pas"

 

Un des grands débats qui parcourt l'histoire de la philosophie est la controverse entre l'empirisme et le rationalisme.

L'empirisme (Locke, Berkeley, Hume) affirme que la totalité de notre connaissance est dérivée de l'expérience.

Le rationalisme (Descartes, Leibniz) soutient que nous possédons certains "idées et principes innés" qui ne proviennent pas de l'expérience.

 

Ce que nous venons de dire montre que le rationalisme a raison car les principes logiques nous sont connus sans pour autant être prouvés par l'expérience. Mais l'empirisme a aussi raison, car seule l'expérience peut nous faire connaître que "telle" chose existe.

Effectivement, les principes logiques ne nous donnent que des formules du type "si ceci est vrai alors cela est vrai", ou encore "si deux objets ont été régulièrement associés, ils le seront probablement encore la prochaine fois". En somme, la connaissance a priori est hypothétique, elle ne porte que sur des connexions, mais ne nous dit pas que telle ou telle chose existe effectivement.



 

VIII. Comment une connaissance a priori est-elle possible ?

 

Kant est l'inventeur de la "philosophie critique". Il a vu qu'il y a une connaissance a priori qui n'est pas purement analytique. Avant lui, on pensait que toute connaissance a priori était analytique.

Si je dis "un homme chauve est chauve", je fais un jugement analytique car le prédicat est obtenu par simple analyse du sujet, et le prédicat est contenu dans le sujet.

Dans un tel cas, la négation d'une vérité connue a priori serait une contradiction : "un homme chauve n'est pas chauve". Donc pour les philosophes d'avant Kant le principe de non-contradiction suffisait à fonder la vérité de toute la connaissance a priori.

 

Hume (1711-1776) a découvert que de nombreux cas qu'on pensait être analytiques étaient en fait synthétiques, particulièrement le rapport de causalité.

Kant s'aperçut que toutes les propositions de l'arithmétique et de la géométrie étaient synthétiques. C'est-à-dire que dans ces propositions aucune analyse du sujet ne montre que le prédicat y est contenu. 

Son exemple type est la proposition : 7+5=12

Kant fait remarquer que 7 et 5 doivent être réunis pour donner 12 et que la notion de 12 n'est pas contenue en eux. Ainsi, la totalité des mathématiques pures bien qu'a priori est synthétique.

Il y a donc une connaissance générale, alors que toute expérience est particulière. On est capable de savoir à l'avance la vérité sur des choses particulières dont nous n'avons pas encore l'expérience. Nous ignorons l'identité des habitants de Londres dans un siècle, mais nous savons que deux d'entre eux plus deux d'entre eux feront quatre habitants.

 

Quant aux trois principes appelés "lois de la pensée", cette conception est erronée. Prenons l'exemple de la loi de non-contradiction, on la présente souvent sous la forme "il est impossible qu'une chose à la fois soit et ne soit pas". Or, croire en la loi de non-contradiction n'est pas croire que l'esprit est ainsi fait qu'il doit croire en la loi de non-contradiction. Cette croyance concerne les choses, non les pensées. Or on peut très bien penser que tel arbre est un hêtre et en même temps penser qu'il n'est pas un hêtre, bien que s'il est un hêtre, il est impossible qu'il ne soit pas un hêtre. La loi de non-contradiction parle des choses, non des pensées. Elle n'est pas une pensée mais un fait objectif dans le monde.

Il en est de même pour tout autre jugement a priori. Juger que deux et deux font quatre, ce n'est pas porter un jugement sur nos pensées, mais sur des couples de choses. Cette assertion ne porte pas sur la constitution de notre esprit.

Donc, notre connaissance a priori s'applique à tout ce que contient le monde, que les objets soient de nature mentale ou non.

En fait, tout notre connaissance a priori se rapporte à des entités qui n'existent pas. Ces entités peuvent être nommées par des mots qui expriment des qualités et des relations : dans, sur, avec, et… 

Exemple : "je suis dans ma chambre" 

J'existe, ma chambre aussi existe, mais le mot "dans" n'existe pas et pourtant il y a une signification. Nous pouvons considérer mentalement la relation "dans". 

De nombreux philosophes après Kant ont soutenu que les relations sont l'œuvre de l'esprit. C'est-à-dire que pour eux, les choses n'entretiennent aucune relation en elles-mêmes, mais c'est l'esprit qui les rapporte l'une à l'autre par un acte de la pensée. 

Or, ce n'est pas la pensée qui est responsable de la vérité de la proposition "je suis dans ma chambre", car un chien peut très bien être dans ma chambre sans que moi ni personne ne soit au courant de cette vérité. Cette vérité se rapporte alors uniquement au chien et à la pièce. 

Les relations doivent donc être situées dans un monde qui n'est ni mental ni physique.

 

 


IX. Le monde des universaux

 

Nous allons donc examiner la nature de ces entités que sont les relations. Les relations ont un genre d'être différent de celui des objets physiques, de l'esprit, et des sense-data.

 

Donc, deux questions, quelle est leur nature, et quels objets possèdent ce genre d'être ?

La théorie platonicienne des idées est une tentative pour répondre à la deuxième question.

Pour trouver ce qu'est la justice, Platon examine plusieurs actes justes, en vue de découvrir ce qu'ils ont en commun. Cette nature commune, c'est la justice elle-même. Ainsi, les différents actes justes participent de l'idée de justice. Les "Idées" ne sont pas dans l'esprit bien qu'elles peuvent être appréhendées par l'esprit.

l'Idée de justice est différente de ce qui est juste. N'étant pas un particulier, elle ne peut exister dans le monde sensible. Elle n'est pas prise dans le devenir comme le sont les choses sensibles. L'Idée est éternellement identique à elle-même, immuable et indestructible.

 

Nous parlerons d'universel plutôt que d'Idée pour décrire ce que Platon a en vue. Nous parlerons de particulier pour ce qui est donné dans la sensation. 

Les noms propres représentent des particuliers, alors que les adjectifs, les prépositions et les verbes représentent des universels. 

Les pronoms représentent des particuliers mais sont ambigus.

Le mot "maintenant" représente un particulier, l'instant présent. Mais c'est un particulier ambigu car le présent change sans cesse. 

 

Tout énoncé doit au moins comporter un mot qui dénote un universel. Au mieux on aurait une phrase du type : "j'aime ceci". Le mot "aime" dénote un universel car je peux aimer d'autres choses, et d'autres personnes peuvent aimer.

Ainsi, toute vérité comporte des universaux comme constituant, et toute connaissance des vérités présuppose une expérience directe d'universaux. 

 

La réflexion philosophique conduit à prendre en considération les universaux présents dans les énoncés. Cependant, même dans la philosophie, les universaux nommés par les verbes et les prépositions (mot invariable qui se place entre deux groupes de mots : à travers, en face de, chez, avec...) sont ordinairement négligés. En gros, depuis Spinoza, les adjectifs et les noms communs expriment des qualités, alors que les prépositions et les verbes expriment les relations. Et les relations ne sont pas comptées au rang des entités. 

De fait, soit l'univers n'est qu'une seule chose (monisme : Spinoza), soit s'il y a une pluralité de choses (monadisme : Leibniz), elles ne peuvent pas interagir puisque toute interaction, étant une relation, est impossible.

Mais on peut prouver l'existence des relations en tant qu'entités (donc l'existence en tant que telle des verbes et des prépositions)

Exemple : la blancheur. Si on croit à cet universel on dira que les choses sont blanches parce qu'elles possèdent la qualité de blancheur. Or, pour les empiristes, penser à la blancheur c'est former une image de choses blanches et raisonner à partir de cette chose particulière dans les différents cas que l'on rencontre. 

Mais si nous voulons savoir ce qu'est une chose blanche sans faire intervenir la blancheur, on sera forcé de choisir une tache blanche particulière et décider qu'une chose est blanche si elle ressemble à l'objet choisi. Mais là aussi la ressemblance à qui on fait appel est un universel : il y a un grand nombre de choses blanches, donc de nombreuses paires de choses blanches à l'intérieur desquelles les éléments se ressemblent. Il faudra alors admettre que les différentes ressemblances se ressemblent, et faire de la ressemblance un universel.

 

Les universaux sont donc des entités, et leur être n'est pas seulement de nature mentale.

Dans la proposition "Édimbourg est au nord de Londres" nous avons une relation entre deux lieux, et cette relation existe même si on ne sait pas qu’Édimbourg est au nord de Londres. 

Il n'y a donc rien de mental dans le fait qu'Édimbourg soit au nord de Londres. Or, ce fait contient la relation "être au nord de", qui est un universel. Donc, la relation, au même titre que les termes qu'elle relie, est indépendante de la pensée. Elle appartient au monde dans son extériorité.

La relation elle-même n'est ni dans l'espace ni dans le temps. Elle ne se trouve pas plus à Édimbourg qu'à Londres, elle relie les deux villes, donc elle n'est pas plus d'un côté que de l'autre, et elle n'a pas non plus une date déterminée dans le temps.

Or, tout ce qui est sensible existe à un moment particulier. Donc la relation "être au nord de" est différente des choses sensibles : ni spatiale, ni temporelle, ni matérielle, ni mentale. Et pourtant elle n'est pas rien.

 

Au sens strict, ce n'est pas la blancheur, mais l'acte de pensée, qui est dans l'esprit. C'est parce que le mot dénote l'objet d'un acte de pensée qu'on peut prendre la blancheur pour une idée.

Mais en disant que la blancheur est mentale on la prive de son universalité, car l'acte de pensée d'un sujet est nécessairement différent de celui d'un autre. Mais ces pensées différentes ont en commun leur objet. De fait, la blancheur est un universel. Ainsi les universaux ne sont pas des pensées, bien qu'ils deviennent des objets de pensée dans la connaissance.

 

Le terme d'existence ne peut convenir qu'aux choses qui sont dans le temps. De fait, les pensées, les sentiments, les esprits et les objets physiques existent. 

En ce sens, les universaux "n'existent" pas, mais ils subsistent ou possèdent "l'être". "L'être" est intemporel et est opposé à "l'existence" qui est temporel. 

Le monde des universaux peut donc aussi être appelé le monde de "l'être". Monde immuable, rigide, exact, joie du mathématicien, du logicien, du constructeur de systèmes métaphysiques et de tous ceux qui préfèrent la perfection à la vie.

Le monde de l'existence est changeant, vague, sans délimitations bien nettes, sans ordre ni arrangements manifestes. Mais il contient les pensées, les sentiments, les données des sens, les objets physiques, tout ce qui compte en termes de valeurs de l'existence et du monde.

Les deux mondes méritent une égale attention : ils sont tous deux réels. 

 

Ajout personnel : Il faut faire une distinction entre la théorie des Idées chez Platon et les universaux chez Russell en mentionnant trois points :

1. A la différence des idées, les universaux sont présents dans le monde, leur "nature" n'est pas uniquement intelligible.
2. Chez Russell, le monde des particuliers et le monde des universaux méritent la même attention. On ne retrouve donc pas chez Russell les "degrés" qu'il y a dans la théorie de la connaissance chez Platon
3. Chez Platon toute chose participe d'une idée, il y a donc comme deux mondes, le monde sensible et le monde intelligible. Chez Russell il y a une distinction entre particulier et universel, mais les deux cohabitent dans le même monde

 

 

 

X. Notre connaissance des universaux

 

On peut diviser les universaux, comme les particuliers, en trois catégories : 

  1. Ceux qui sont connus par expérience directe
  2. Ceux qui sont connus par description
  3. Ceux qui ne sont ni connu par expérience direct, ni par description

 

Dans la connaissance par expérience directe, nous connaissons les universaux transmis par les sense-data (la blancheur, le doux, le dur, l'intensité du son...). À force de voir plusieurs taches blanches particulières, on arrive à extraire l'élément commun : la blancheur. Par ce processus, nous parvenons à l'expérience directe de l'universel. 

 

Les relations peuvent s'appréhender à travers les différentes parties d'un même sense-data. Une simple page est vue comme ayant une partie gauche et une partie droite. En fait dans ce processus, je vois un grand nombre de sense-data qui ont tous en commun d'être en "relation". Je fais alors l'expérience directe de la relation en tant qu'universel.

De la même façon je prends conscience de la relation temporelle de l'avant et de l'après.

De même pour la relation de ressemblance. Deux nuances de vert se ressemblent plus entre elles qu'elles ne ressemblent à du rouge.

Toute connaissance a priori concerne exclusivement les relations entre universaux, et non les relations entre particuliers.

 

On comprend la proposition "deux et deux font quatre", dès qu'on connaît les significations de "collection", "deux", "quatre". 

Les paires particulières étant en nombre infini, il n'est pas nécessaire de les connaître, ni même possible. L'assertion porte nécessairement sur l'universel "être une paire" et non sur telle paire particulière. 

Ainsi, l'affirmation "deux et deux font quatre" concerne uniquement des universaux. Donc pour reconnaître la vérité de cette assertion, il suffit d'avoir l'expérience directe des universaux en question et de leur relation. 

En revanche, toute application à un particulier présuppose l'expérience et contient donc un élément empirique.

 

Dans l'assertion "Tous les hommes sont mortels", on comprend la proposition quand on saisit les universaux concernés, homme et mortel.

Dans une généralisation empirique, on effectue une connexion dérivée d'instances particulières dont le fondement est inductif.

Nous croyons que les hommes sont mortels car nous avons observé empiriquement de nombreux exemples de la mort des hommes, et non parce que nous percevons une connexion entre les universaux "homme" et "mortel".

 

Pour récapituler, les diverses sources de la connaissance sont donc la connaissance des choses et la connaissance des vérités :

 

Connaissance immédiate des choses = l'expérience directe 

  • Expérience directe des particuliers : expérience des sense-data et de notre moi
  • Expérience directe des universaux : les qualités sensibles, les relations spatiales et temporelles, la relation de ressemblance

 

 

Connaissance dérivée des choses = connaissance par description

  • Cette connaissance présuppose toujours une part d'expérience directe et de connaissance des vérités

 

Connaissance immédiate des vérités = connaissance intuitive et vérités évidentes

  • Les vérités qui énoncent ce qui est donné par les sens, des principes abstraits logiques ou arithmétiques, et peut-être des propositions de l'éthique

 

Connaissance dérivée des vérités

  • Tout ce qu'on peut déduire par déduction des vérités évidentes

 

Toute notre connaissance des vérités dépend de la connaissance intuitive. Mais la connaissance des vérités, à la différence des connaissances intuitives, soulève le problème de l'erreur. Certaines de nos croyances se révèlent fausses, il nous faut donc trouver comment distinguer la connaissance de l'erreur. L'erreur ne peut surgir que lorsqu'on fait des sense-data un signe de la présence de l'objet physique.

 

 


XI. La connaissance intuitive

 

Une croyance qu'on ne peut prouver rationnellement est une croyance irrationnelle.

Toutes nos croyances familières sont inférées à partir d'autres croyances qui sont comme leur fondement. Mais nous ne savons pas clairement pourquoi nous tenons nos croyances pour vraies. Et si on nous questionne sur l'une d'entre elles (ex : je crois que ce que je mange n'est pas empoisonné), on a le sentiment de pouvoir donner une raison correcte. Mais imaginons qu'à chaque nouvelle raison que l'on donne, un genre de Socrate continue à exiger de nous une nouvelle raison. Nous finirons par arriver à un point où l'on ne pourra plus donner de nouvelles raisons.

Des croyances familières, on remonte ainsi à quelque principe général. On ne peut pas remonter plus loin que le principe d'induction. La plupart des principes logiques ont une vérité évidente, mais ils sont eux-mêmes indémontrables. 

Il y a aussi peut-être quelques principes éthiques évident du type : "il faut rechercher ce qui est bon".

 

Les vérités immédiatement dérivées des sensations sont un autre genre de vérités évidentes : vérité de la perception.

Les jugements qui les expriment : jugement de perception.

Les sense-data en eux-mêmes ne sont ni vrais ni faux. Une tache de couleur que je vois, existe et c'est tout, elle n'est ni vraie ni fausse. Les seules vérités sont qu'il y a là une tache de couleur, qu'elle est d'une certaine forme, qu'il y a autour d'elle d'autres couleurs, etc.

Les vérités concernant le sensible ne sont pas identiques aux sense-data dont elles sont tirées.

 

Les jugements de remémoration sont aussi des jugements intuitifs. Ce n'est pas l'image qui constitue le souvenir, car l'image est actuelle, alors que ce dont on se souvient est reconnu comme passé. D'ailleurs on peut faire l'effort de comparer l'image et l'objet remémoré, ce qui nous permet de vérifier l'exactitude de l'image. Cela serait impossible si l'objet remémoré, en tant que distinct de l'image, n'était pas lui aussi présent à l'esprit.

Ainsi, l'essence du souvenir ne réside pas dans l'image, mais dans le fait qu'un objet, reconnu comme passé, est immédiatement présent à l'esprit. Sans les jugements intuitifs de remémoration, on ne pourrait pas savoir qu'il y a eu du passé.

 

L'exemple de la mémoire met en lumière un aspect important de l'évidence : le fait qu'elle comporte des degrés. L'évidence n'est pas une qualité qui est soit présente, soit absente, c'est une qualité susceptible d'être plus ou moins là, depuis l'absolue certitude jusqu'au point où elle s'évanouit presque totalement.

Donc en cas de conflit entre des propositions différentes, on pourra garder la proposition la plus évidente, et rejeter l'autre.



 

XII. Le vrai et le faux

 

Si nous pouvons croire le faux aussi bien que le vrai, comment savoir que notre croyance est vraie ?

Cette question est une des questions les plus difficiles à laquelle répondre. Mais on peut poser une question moins difficile : que signifient les termes vérité et fausseté ?

En somme, que voulons-nous dire quand nous nous interrogeons sur la vérité ou la fausseté d'une croyance ?

Toute théorie de la vérité doit observer ces trois points :

  1. Une théorie de la vérité doit permettre de comprendre la possibilité du faux
  2. Le vrai et le faux sont des propriétés des croyances et des affirmations. Sans croyances, ni le vrai, ni le faux n'existeraient. Dans un monde purement matériel, il n'y aurait pas de vrai, ni de faux, il n'y aurait que des faits
  3. La vérité ou la fausseté d'une croyance dépend toujours de quelque chose d'extérieur à la croyance même. Le vrai et le faux sont des propriétés qui dépendent de la relation entre la croyance et autre chose qu'elle, et non d'une qualité interne à la croyance

 

Ainsi, la vérité consiste dans une certaine forme de correspondance entre la croyance et le fait. Mais on pourra donc toujours objecter la validité de la correspondance. Ainsi, beaucoup de philosophes ont tenté de trouver une définition de la vérité qui ne consiste pas en une relation de la pensée à autre chose.

La tentative la plus aboutie est la théorie de la vérité cohérence : La marque du faux, c'est de ne pas être en accord avec nos croyances, tandis que l'essence de la vérité réside dans le fait de trouver sa place dans le système parfaitement clos de la Vérité (donc de nos croyances).

Cette conception a pourtant des problèmes :

Il n'y a aucune raison de penser qu'un seul système cohérent de croyances est concevable. 

Exemple : dans la science, plusieurs hypothèses peuvent être également capables de rendre compte des faits. En philosophie, deux hypothèses rivales peuvent être capables de rendre compte de tous les faits.

On ne peut donc pas accepter l'idée que la cohérence constitue la signification de la vérité, même si elle peut être un critère de la vérité une fois que tout un savoir a déjà été constitué (comme par exemple l'intérieur d'un paradigme).

 

La nature de la vérité doit donc être définie par l'idée de "correspondance avec le fait". La théorie de la vérité doit donc observer les trois points que nous avons cités plus haut.  

Puisqu'il faut comprendre la possibilité du faux, la croyance ne doit pas être une relation entre l'esprit et un seul objet, qui pourrait être assimilé à ce qu'on croit. Toute croyance a besoin de l'opposition du vrai du faux, et ne peut donc pas être conçue sur le modèle de l'expérience directe.

Certaines relations exigent plus de deux termes (exemple, "être entre", ou encore la relation de jalousie qui suppose trois personnes ou plus). La relation appelée "croire" unit en une totalité complexe les différents termes. C'est cela qu'on appelle une croyance, ou un jugement.

Nous pouvons à présent comprendre la différence entre un jugement vrai et un jugement faux. Pour mieux comprendre posons quelques définitions : 

Dans tout acte de jugement, il y a l'esprit qui juge : "le sujet", et il y a les termes concernés par le jugement : "les objets".

(Exemple : dans Othello juge que Desdémone aime Cassio, "Othello" est le sujet, "Desdémone", "le fait d'aimer", "Cassio", sont les objets).

Le sujet et les objets pris ensemble sont les "constituants du jugement".

Quand un acte de jugement a lieu, il y a un complexe (un composé d'éléments), où "croire" est la relation porteuse de l'unité. Une croyance est donc vraie quand elle correspond à un complexe associé, sinon elle est fausse. Donc, bien que la vérité et la fausseté soient des propriétés de la croyance, ce sont aussi des propriétés extrinsèques, car les conditions de vérité d'une croyance résident dans quelque chose qui n'est pas de l'ordre de la croyance, et qui donc ne présuppose pas l'esprit.

L'esprit croit le vrai quand il y a un complexe correspondant, complexe qui ne présuppose pas l'esprit, mais uniquement les objets avec lesquels l'esprit est en relation.

Donc la croyance dépend de l'esprit quant à son existence, mais elle ne dépend pas de l'esprit pour ce qui concerne sa vérité.

Ce n'est donc pas l'esprit qui crée le vrai ou le faux, l'esprit crée la croyance. C'est le fait qui rend la croyance vraie.



 

XIII. La connaissance, l'erreur, l'opinion probable

 

Comment pouvons-nous distinguer le vrai du faux ? Comment être certain que telle ou telle croyance est vraie ? En d'autres termes, nous est-il possible de connaître vraiment quoi que ce soit ?

 

Quand notre croyance est ferme et qu'en plus elle est vraie, nous parlons de connaissance.

Quand notre croyance est ferme, mais fausse, nous parlons d'erreur.

Quand notre croyance est hésitante parce qu'il lui manque le plus haut degré d'évidence, nous parlons d'opinion probable.

La plus grande partie de ce qui passe ordinairement pour de la connaissance est en fait une forme ou une autre d'opinion probable.

Pour "l'opinion probable", la "cohérence" est d'une utilité considérable. Un ensemble d'opinions qui, prises une à une, sont simplement probables, mais qui sont cohérentes entre elles, aura une vraisemblance supérieure à la vraisemblance de chacune des opinions prises distinctement. 

Quand des opinions simplement probables s'insèrent dans un système cohérent d'opinion probables, elles gagnent en vraisemblance, et donc obtiennent une probabilité supérieure que si elles étaient restées isolées. C'est d'ailleurs de là que provient souvent la probabilité des hypothèses scientifiques.

Cela vaut aussi pour des questions comme celle de la veille et du rêve. Si nos nuits s'enchaînaient avec la cohérence des jours, il nous serait difficile de savoir qui croire, de la veille ou du rêve. Mais le test de cohérence condamne le rêve et valide la veille. Cependant le test de cohérence ne délivre jamais une certitude absolue. 

De fait, l'organisation qui peut régner dans la sphère de l'opinion probable ne suffit pas à la transformer en connaissance indubitable.



 

XIV. Les limites de la connaissance philosophique

 

La plupart des philosophes s'affirment capables de prouver par des raisonnements métaphysiques a priori les dogmes de la religion, la rationalité de l'univers, le caractère illusoire de la matière, la non-réalité du mal… 

Je crois que c'est vain, la métaphysique ne peut délivrer de connaissance concernant l'univers pris comme un tout, et les preuves qu'elle propose ne résistent pas à un examen critique.

Notre connaissance du réel est moindre qu'on pouvait le croire autrefois, mais notre connaissance du possible est beaucoup plus étendue. Cela a été rendu possible par le travail des mathématiciens qui ont modélisé plusieurs types d'espaces. De fait, la logique est devenue la grande libératrice de l'imagination, là où autrefois elle fermait des possibilités, puisqu'elle travaillait dans un seul type d'espace.

La connaissance philosophique n'est pas tellement différente de la connaissance scientifique. La caractéristique essentielle de la philosophie, ce qui fait d'elle un savoir différent de la science, c'est sa dimension critique. La philosophie fait la critique des principes à l'œuvre dans les sciences, comme dans la vie quotidienne, en cherchant les incohérences de ces principes.

Il faut pourtant limiter la portée de cette notion de la philosophie comme critique de la connaissance : la critique ne doit pas être un scepticisme absolu. Le scepticisme demande l'impossible, on ne pourra jamais le réfuter. Car toute réfutation doit partir d'un savoir commun aux adversaires. Si le doute est comme une page blanche, aucune argumentation ne pourra commencer. Donc la critique de la connaissance ne peut pas être du type destructif si on veut des résultats positifs. Le doute méthodique met en question ce qui est visiblement douteux et cherche à savoir si on a bien affaire à une connaissance. 

Donc l'entreprise critique ne consiste pas à détruire sans raison, mais à éprouver la valeur de chaque partie du savoir. Il faut accepter le risque de l'erreur : l'être humain est faillible. La philosophie diminue ce risque et le rend parfois si faible qu'il devient pratiquement négligeable.

Dans un monde où l'erreur est inévitable, il est impossible de faire plus, et personne ne peut prétendre avoir fait plus, s'il est un défenseur avisé de la philosophie.

 

 


XV. La valeur de la philosophie

 

Pour conclure, nous allons considérer la valeur de la philosophie et les motifs qu'on peut avoir de l'étudier.

Beaucoup d'hommes, sous l'influence de la vie pratique, dénigrent la philosophie. Cette vision de la philosophie vient d'une fausse conception des buts de l'existence, et d'une méconnaissance des bienfaits de la philosophie. 

L'étude de la physique, par l'intermédiaire des inventions techniques, sert au genre humain plus qu'elle ne sert au spécialiste lui-même. Alors que la philosophie sert en premier lieu à celui qui l'étudie, en influençant sa vie. De plus, les biens de l'esprit sont aussi importants que les biens du corps. 

La philosophie vise d'abord à connaître, mais elle n'est pas parvenue aux résultats positifs qu'on trouve dans les autres sciences. Cela peut s'expliquer par le fait que dès qu'une connaissance bien définie dans un domaine devient possible, ce domaine cesse d'appartenir à la philosophie et devient l'objet d'une science distincte. 

Exemple : l'étude des cieux était l'objet de la philosophie avant de devenir l'objet de l'astronomie, il en est de même pour la psychologie scientifique.

De sorte que les questions qui ont trouvé une réponse sont rangées dans la science, et les autres questions qui restent ouvertes forment cette sorte de résidu qu'on appelle philosophie.

Mais les plus grandes questions existentielles resteront insolubles. Et la philosophie y a de tout temps apporté des réponses variées. Mais même sans pouvoir y apporter de réponse définitive, c'est une partie de la tâche de la philosophie de poser ces questions, de nous faire prendre conscience de leur enjeu, et de garder vivant cet intérêt spéculatif pour l'univers, que la connaissance assurée peut tuer si l'on s'y laisse enfermer. 

La valeur de la philosophie ne peut résider dans un corps de connaissances déterminées. C'est en fait dans son incertitude même que réside la valeur de la philosophie. Elle libère des préjugés du sens commun en ouvrant notre horizon. Sans nous donner de solutions aux doutes qu'elle met en lumière, la philosophie suggère des possibilités nouvelles, elle élargit le champ de la pensée en libérant de la tyrannie de l'habitude, et maintient par là même notre faculté d'émerveillement.

Mais plus encore, la philosophie nous libère de la sphère étroite des buts individuels en élargissant nos intérêts à la totalité du monde extérieur. La contemplation philosophique est l'une des voies de la libération. De son point de vue supérieur, elle n'a pas à diviser l'univers en deux camps ennemis : le bien et le mal, l'utile et l'hostile. elle embrasse le tout d'un coup d'œil impartial. 

Toute acquisition du savoir est un élargissement du Moi. Mais cet élargissement du Moi, cette ouverture d'esprit, est d'autant mieux obtenu quand le désir de savoir est seul à agir, sans fins pratiques, quand le Moi est prêt à s'effacer devant l'objet lui-même. Car l'auto-affirmation de soi voit dans le monde un simple moyen de parvenir à ses fins, et le monde finit par compter moins que le Moi, de sorte que le Moi réduit à sa mesure tout ce que le monde pourrait lui apporter.

Dans la contemplation, au contraire, nous partons du non-Moi, et la grandeur de l'objet élargit les frontières du Moi. L'esprit qui contemple l'infinité de l'univers participe de son infinité. 

Voilà pourquoi les philosophies qui assimilent l'univers à l'homme ne vont pas dans le sens d'un progrès spirituel. La connaissance est une forme d'union du Moi et du non-Moi, et cette union est mise en danger par la tentative de concevoir l'univers à l'image de l'homme. Vouloir que l'homme soit la mesure de toute chose a pour effet de priver la contemplation philosophique de ce qui lui donne sa valeur, puisqu'elle l'assujettit au Moi.

La véritable contemplation philosophique, tout au contraire, trouve sa satisfaction dans l'ouverture maximale au non-Moi. L'esprit libre observera le monde comme Dieu peut le faire, hors de l'ici et du maintenant, sans espoir et sans peur, dégagé des croyances de la coutume et des préjugés de la tradition.

Donc, pour l'esprit libre, la connaissance abstraite, universelle, est à mettre au-dessus de la connaissance tirée des sens, car la connaissance sensible est nécessairement liée à un point de vue exclusif et privé, qui déforme tout autant qu'il révèle.

Une telle liberté de l'esprit a un impact dans le domaine de la moralité : l'action et la justice portent le philosophe vers les autres. Ses actions ne visent pas lui-même, ni ne visent les hommes jugés utiles ou remarquables. Si bien que non seulement la contemplation élargit le cercle des objets de la pensée, mais elle multiplie également les objets de nos actions et de nos affections, elle fait de nous des citoyens de l'univers, et non les assiégés d'une cité en guerre contre le reste du monde. C'est cette citoyenneté universelle qui constitue la vraie liberté de l'homme en le libérant de l'esclavage de ses espoirs et de ses peurs.

Donc il ne faut pas étudier la philosophie pour trouver des réponses définies à nos questions car la vérité reste en général inaccessible. Il faut étudier la philosophie pour les questions elles-mêmes, car ces questions élargissent notre conscience du possible, enrichissent l'imagination intellectuelle, et diminuent cette assurance dogmatique qui ferme l'esprit à la spéculation.

La grandeur du monde que la philosophie contemple élève l'esprit qui est alors capable de réaliser cette union avec l'univers qui constitue son souverain bien.




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