Kojève - La notion de l'Autorité (1942)


La notion de l'Autorité (1942)

Abrégé résumé du livre de Kojève par César Valentine



Alexandre Kojève (en russe : Александр Владимирович Кожевников, Aleksandr Vladimirovitch Kojevnikov), né à Moscou le 28 avril 1902 et meurt à Bruxelles le 4 juin 1968.

 

 

Remarques préliminaires

 

Quatre théories de l'autorité ont été proposées au cours de l'histoire.

 

  1. La théorie Théologique 
    L'autorité primaire et absolue appartient à Dieu. Toutes les autres autorités en sont dérivées (Scolastiques et partisans de la Monarchie légitime)

  2. La théorie de Hegel 
    L'autorité est un rapport entre le maître et l'esclave

  3. La théorie d'Aristote 
    Il justifie l'autorité par la sagesse. La possibilité de prévoir et donc de transcender le présent

  4. La théorie de Platon 
    L'autorité émane de la justice ou de l’équité



Ces quatre théories sont exclusives, chacune d'elles se reconnaît comme étant la seule autorité légitime, et voit dans les autres autorités, une manifestation de la force.

L'autorité n'est pas la force, car réduire l'autorité à la force, c'est nier l'existence de l'autorité elle-même.



Méthode du livre :

 

L'analyse phénoménologique répond à la question : "qu'est-ce que c'est ?"

Elle cherche à révéler l'essence et la structure de cette essence. Donc elle cherche à mettre à jour les différents types irréductibles de sa manifestation.

 

L'analyse métaphysique rattache le phénomène de l'autorité au monde réel. 

Elle permet de savoir si les phénomènes correspondent à toutes les possibilités offertes par le monde, et si les phénomènes ont une origine métaphysique simple ou composée.

 

L'analyse ontologique étudie la structure de l'être (Mais Kojève ne fera pas cette analyse).



La théorie de l'autorité qui ressort de cette triple analyse permet de faire des déductions :

Applications Politiques : déduire une théorie de l'État à partir d'une Théorie de l'Autorité.

Applications Morales : déduire une morale spécifiquement politique autre que la morale privée.

Applications Psychologiques : trouver des règles d'action pour générer ou maintenir une autorité sur les hommes.

 

 



A. ANALYSES

 

I. ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE

 

1.

 

a) Définition générale de l'Autorité

 

On n'a d'autorité que sur ce qui peut "réagir", c'est-à-dire ce qui peut changer en fonction de ce qui représente l'autorité. L'autorité appartient à celui qui fait changer : elle est active.

Le support de l'autorité est donc un agent libre et conscient (Dieu ou humain). L'acte autoritaire est donc toujours conscient et libre.

L'acte autoritaire ne rencontre pas d'opposition de la part de celui sur qui il est dirigé. L'autorité est une relation, c'est donc un phénomène social. 

L'autorité est la possibilité qu'a un agent d'agir sur un autre, sans que ce dernier réagisse sur lui, tout en étant capable de le faire. 

L'autorité est donc la possibilité d'agir sans faire de compromis (si l'ordre provoque une discussion, il n'y a pas d'autorité, car toute discussion est déjà un compromis).

 

b) Autorité et Droit

Cette définition montre que le phénomène de l'autorité est apparenté à celui du droit. Effectivement, j'ai le droit de faire quelque chose quand je peux le faire sans rencontrer d'opposition (réactions), l’opposition étant en principe possible.

Mais il y a une différence essentielle entre ces deux phénomènes :

  • Dans le cas de l'autorité, la réaction détruit l'autorité.
  • Dans le cas du droit, la réaction ne détruit pas le droit (il suffit que la réaction soit subie par celui qui ne possède pas le droit).

Donc l'autorité exclut la force, et le droit implique la force tout en étant autre chose qu'elle.

La parenté entre autorité et droit explique pourquoi toute autorité a un caractère légal ou légitime aux yeux de ceux qui la reconnaissent.



Donc : 

 

1.La Force

Exercer une autorité n'est pas la même chose qu'user de la force. Les deux phénomènes s'excluent mutuellement.

Faire intervenir la force prouve qu'il n'y a pas d'autorité. Il n'y a que l'autorité qui est en mesure de faire faire aux gens, sans user de la force, ce qu'ils n'auraient pas fait spontanément.

 

Note : 

L'amour donne le même résultat que l'autorité. On peut donc confondre amour et autorité, et parler d'une "autorité" que celui qui est aimé a sur celui qui aime, ou d'un "amour" qu'a celui qui reconnaît une autorité pour celui qui l'exerce. D'où la tendance naturelle qu'a l'homme à aimer celui dont il reconnaît l'autorité, ainsi qu'à reconnaître l'autorité de celui qu'il aime.

 

2. Le Légitime

L'action légale peut être aussi une action autoritaire. Le droit n'a d'autorité que pour ceux qui le "reconnaissent", mais il reste un droit même pour ceux qui le subissent sans le reconnaître. L'action autoritaire est "légale" ou "légitime" par définition, car reconnaître une autorité, c'est par là même reconnaître sa légitimité.

 

3. Le Divin

Est Divin tout ce qui peut agir sur moi sans que j'aie la possibilité de réagir sur lui. (Cependant le Divin peut perdre son caractère Divin : les étoiles étaient Divinisées, la Physique les a profanisées). Voilà pourquoi on a toujours attribué au Divin le plus haut degré d'autorité, et attribué à l'autorité humaine un caractère Divin.

Cependant, dans le cas de l'action Divine, la réaction humaine est absolument impossible, alors que dans le cas de l'action autoritaire humaine, la réaction est nécessairement possible. 

L'autorité Divine est éternelle, l'autorité humaine est temporaire est périssable, à chaque instant elle peut se perdre : il y a un élément de risque. Par conséquent, toute autorité humaine doit avoir une justification de son existence : une raison d'être. Il ne suffit pas de constater qu'elle existe pour la reconnaître.



 

2.

 

a) Pourquoi reconnaît-on l'autorité ? Pourquoi subissons-nous les actes de l'autorité sans réagir ? Pour répondre, on peut commencer par distinguer quatre types purs d'autorité :

 

1. L'autorité du père sur l'enfant (Théorie Scolastique ou Théologique)

C'est l'autorité de l'âge, de la tradition, l'autorité d'un mort (testament), l'autorité de l'auteur sur son œuvre.

Note sur l'autorité du mort : d'une manière générale, le mort a plus d'autorité que le vivant (c'est le cas du testament), c'est parce qu'il est matériellement impossible de réagir contre un mort. Le mort a donc de l'autorité par définition. L'autorité du mort a donc un caractère Divin, le mort ne prend aucun risque. C'est à la fois la force et la faiblesse de cette autorité.

 

2. L'autorité du maître sur l'esclave (Théorie de Hegel)

C'est l'autorité du militaire sur le civil, de l'homme sur la femme, du vainqueur sur le vaincu.

 

3. L'autorité du chef sur la bande (Théorie d’Aristote)

C'est l'autorité du supérieur sur l'inférieur, du maître sur l'élève, l'autorité du savant, du prophète.

 

4. L'autorité du juge (Théorie de Platon)

C'est l'autorité du confesseur, de l'homme juste. L'homme juste étant le cas le plus pur de l'autorité de juge.



Sur l'Autorité de Père (Théorie Théologique et Scolastique)

Pour la Théorie Théologique, toute autorité véritable légitime provient de Dieu et n'est qu'un transfert de l'autorité Divine. L'autorité se transmet par voie d'hérédité. Or la notion d'hérédité intervient dans l'autorité du père. L'Autorité de Père passe comme un héritage au fils qui deviendra père à son tour. Toute autorité humaine est donc d'essence Divine.

Et puisque Dieu incarne le summum de l'autorité, on trouve dans la Théorie Théologique les quatre types d'autorité pure :

  1. Dieu est pour l'homme maître et seigneur.
    Mais puisque l'autorité du maître est fondée sur le risque qu'il court dans une lutte à mort, Dieu étant Dieu, il ne risque rien. Donc la Théorie Théologique ne peut pas rendre compte du cas pur de l'Autorité de Maître. Et dans le cas du Dieu-Amour, il n'est pas question d'autorité, puisque Dieu veut faire agir les hommes spontanément, et donc renonce à son autorité en tant qu'amour (aimé et aimant).
  2. Dieu est le chef, le leader qui mène son peuple en connaissant à l'avance sa destinée
  3. Dieu est le juge suprême 
  4. Dieu est le "Père"
    La notion du Dieu-Père, c'est l'idée de "création". Dieu a créé les hommes, il en est la cause formelle. Or, un effet ne peut pas renier sa cause. En d'autres termes, la cause agit sur l'effet en le produisant, mais l'effet ne peut pas réagir sur la cause. 
    Donc quand l'homme comprends qu'il est l'œuvre de Dieu, il abandonne l'illusion de la possibilité d'une réaction contre les actes Divins. Il reconnaît l'Autorité Divine, qui n'est rien d'autre que cette reconnaissance : la reconnaissance d'une cause (c'est-à-dire le renoncement conscient et volontaire aux réactions).
    De fait, l'Autorité de Père est l'autorité de la cause sur l'effet. La cause transmet sa puissance, son essence à l'effet. Il y a donc dans l'Autorité de Père un principe héréditaire (la cause) : la transmission. 
    Dieu assure l'unité du groupe en déterminant son origine, donc Dieu est toujours le Dieu des ancêtres. Et le passé qui détermine le présent a toujours une origine Divine.
    On renonce à réagir contre l'autorité de la tradition, car ce serait une réaction contre soi-même, une sorte de suicide.
    De même, l'autorité du mort est plus "cause" que le vivant, car la "cause" disparaît après avoir produit son "effet", et n'existe plus que dans cet effet.



Sur l'Autorité de Maître (Théorie de Hegel)

L'autorité naît de la lutte à mort pour la reconnaissance. Les deux adversaires se posent un but essentiellement humain, non animal : celui d'être "reconnu" dans leur dignité humaine.

Le futur maître maîtrise sa crainte animale de la mort, le futur esclave non. Il se reconnaît vaincu, reconnaît la supériorité du vainqueur et se soumet à lui.

Donc le maître surmonte l'animal qui est en lui, et le subordonne à ce qu'il y a de spécifiquement humain : le “désir de reconnaissance”, la vanité qui est dénuée de toute valeur "vitale". L'esclave en revanche soumet l'humain à l'animal.

L'autorité du maître sur l'esclave est analogue à l'autorité de l'homme sur la bête et la nature en général. Sauf que l'animal est conscient de son infériorité et l'accepte librement. L'esclave renonce volontairement à sa possibilité de réagir contre l'action du maître. Il le fait car il sait que cette réaction comporte le risque de sa vie et parce qu'il ne veut pas accepter ce risque.

 

Sur l'Autorité de Chef (Théorie d'Aristote)

Celui qui se rend compte qu'il voit moins loin qu'un autre se laisse facilement mener par lui.

Exemple : dans une bande d'enfants, l'un d'eux propose d'aller voler des pommes. Immédiatement, et par cela même, il se constitue chef de bande. Il l'est devenu parce qu'il a vu plus loin que les autres, qu'il était seul à avoir conçu un projet, les autres n'ayant pas pu dépasser le niveau des données immédiates.

 

Sur l'Autorité de Juge (Théorie de Platon)

Pour Platon, la seule autorité légitime est fondée sur la justice. Les autres autorités ne sont pas stables, elles sont passagères et accidentelles.

Tout pouvoir qui ne réside pas sur la justice n'est pas une autorité et ne se maintient que grâce à la force. 

En fait, les conflits qui peuvent survenir dans les autres formes d'autorité prouvent que la justice peut fonder une autorité spécifique capable de détruire l'Autorité de Maître, de Chef ou de Père.

Si l'on ne réagit pas contre les "jugements" d'un arbitre (librement choisi), c'est qu'on suppose son impartialité, donc le fait qu'il incarne la justice. 

L'homme "juste" ou "honnête" a ainsi une autorité incontestable, même s'il ne fait pas fonction d'arbitre. De fait, on peut conclure que l'impartialité engendre toujours une autorité.




3.

 

a)

Donc quatre types d'autorité pure :

Père (cause) > Scolastique

Maître (risque) > Hegel

Chef (projet - prévision) > Aristote

Juge (justice - équité) > Platon

 

Cependant, les cas concrets d'autorité sont toujours une combinaison des quatre types d'autorité.

Il faut aussi souligner que, puisque toute autorité réelle est plus ou moins totale, le fait d'accorder à quelqu'un un des quatre types d'autorité nous porte naturellement à lui accorder l'autorité des trois autres types. De même, tout détenteur d'une autorité sélective a une tendance naturelle à la transformer en autorité totale.

Par ailleurs, constater l'absence d'un type pur d'autorité provoque l'annulation du type d'autorité prédominant. Exemple : en constatant qu'un chef est "nul" en tant que juge, on a tendance à ne plus reconnaître son autorité en tant que chef. De fait, l'absence d'un type pure d'autorité affaiblit l'autorité d'un autre type, mais ne la supprime pas.

 

On peut distinguer l'autorité absolue de l’autorité relative :

  • L'autorité absolue : aucun des actes ne provoque de réaction
  • L'autorité relative : le sujet a plus ou moins d'autorité en fonction de ses actes qui ne provoquent pas de réaction (moins il y a de réactions, plus il y a d’autorité)

 

De fait, seul Dieu est censé posséder l'autorité absolue, c'est-à-dire réunir les quatre types d'autorité et ne provoquer aucune réaction à ses actes. 




b)

Quant à la genèse de l'autorité, il y a :

  • L'autorité spontanée : elle naît des actes de celui qui va la détenir
  • L'autorité conditionnée : elle naît d'actes d'autres personnes que celui qui va la détenir. Elle présuppose donc une autre autorité dont elle dépend

 

Toute genèse véritable de l'autorité est donc nécessairement spontanée. Et les soi-disant genèses conditionnées ne sont que des cas de transmission.

 

Note 1 : 

Quelqu'un a un projet et est élu chef. C'est son projet qui a engendré son Autorité de Chef, et non l'élection des autres. Il n'a donc pas une autorité parce qu'il a été élu, mais il a été élu parce qu'il a bénéficié de l'autorité qui est née de son projet. L'élection est le signe extérieur (la manifestation) de son autorité qui a déjà été reconnue.

 

Note 2 :

La "Théorie Démocratique" du "Contrat Social" ne voit pas que l'élection n’engendre pas l'autorité, mais la confirme. Autrement dit, l'élection ne fait que manifester à l’extérieur l’autorité déjà présente.

 

Quelle est cette autorité qui se transmet par l'élection ?

On ne peut pas avoir d'autorité sur soi-même (l'idée d'une réaction n'ayant ici aucun sens). Donc élire quelqu'un individuellement ne donne à ce dernier aucune autorité sur moi. 

Ce n'est que dans l'élection collective que la notion d'autorité a un sens, car dans un groupe on peut distinguer des parties différentes. On peut parler par exemple de l'autorité de la majorité sur la minorité. 

Le Contrat Social dit que cette autorité est une autorité spécifique qu'on ne peut pas comparer aux autres. Mais l'existence même de la minorité prouve qu'elle ne reconnaît pas l'autorité de la majorité. Or, là où il n'y a pas d'autorité, les réactions sont supprimées par la force. 

Donc, quand la majorité se réclame d'une soi-disant autorité spécifique, due au seul surnombre, elle se réclame en fait de la pure et simple force (un régime uniquement majoritaire est un régime fondé sur la seule force). Donc le régime majoritaire (force) est différent du régime autoritaire (autorité).

En fait, souvent la minorité renonce consciemment à toute réaction car ces dernières sont vouées à l'échec. Ce renoncement conscient à la "réaction" produit l'illusion d'une autorité sui generis (unique en son genre, spécifique) de la majorité. Si un champion de boxe me dit de quitter un café, je le fais sans "réagir", mais certainement pas parce qu'il a de l'autorité à mes yeux. De même, il n'y a pas d'autorité sui generis (spécifique) de la minorité.

L'autorité d'une minorité se justifie par la "qualité" et non par la "quantité" (même le Snob se réclame de l'élite et non de la minorité). Mais à l'analyse, on voit que la minorité se réclame toujours d'un des quatre types purs d'autorité.



L'Autorité dans la Volonté Générale

L'existence de la Volonté Générale (= L'autorité du tout sur les parties) est incontestable, Rousseau a eu le mérite de mettre ce fait en lumière. Mais cette autorité, n'est pas une autorité sui generis, c'est en fait toujours une combinaison quelconque des quatre types purs d'autorité. 

La notion même de la “Volonté Générale” montre qu'elle revendique une autorité totale (elle prend d'ailleurs souvent l'aspect d'une autorité Divine). Et en tant qu'autorité totale, elle doit intégrer les quatre formes pures de l'autorité.

 

1. L'Autorité de Chef dans la Volonté Générale

Un tout mécanique n'est que la somme de ses parties, il est entièrement déterminé par elles. Ce n'est donc que dans l'organisme vivant qu'on peut dire que les parties se soumettent au tout, et sont déterminées par ce tout. En d’autres termes, ce n’est que dans l’organisme vivant qu’on peut dire que le tout n’est pas la simple somme des parties, mais est quelque chose en plus que la somme des parties. On peut donc parler d'une autorité du tout sur les parties que si la société est conçue par analogie avec un organisme (l'analyse phénoménologique de la volonté générale ne peut donc se faire qu'à partir de cette analogie).

Or, l'idée biologique du tout entraîne deux conséquences :

  1. L'hérédité, c’est-à-dire la permanence de la structure de l'organisme (la poule est avant l’œuf)
  2. L'harmonie des divers éléments de cet organisme

 

Le tout détermine les parties (le tout provoque donc harmonie et permanence), mais dans tout changement “essentiel”, il y a détermination du tout par les parties. En somme, la modification révolutionnaire d’un organisme ne peut être causée que par les parties mêmes de cet organisme. 

De fait, l'Autorité de la Volonté Générale est une combinaison de Père et de Juge, mais jamais de Chef. Car le chef se crée chef par suite d'un projet qu'il propose (= un changement de la réalité). Ce n'est donc qu'une volonté particulière (la partie) qui peut avoir l'Autorité de Chef. (D'ailleurs, chez Rousseau les réformes se font par le législateur qui a le caractère d'un individu, il peut être un individu collectif, majoritaire ou minoritaire, mais pas un tout opposé aux parties, c'est toujours une partie opposée au tout).

 

2. L'Autorité de Maître dans la Volonté Générale

Puisque le tout est distingué de la somme de ses parties (il est comme quelque chose en plus), il n'est pas une réalité physique. Il ne peut donc pas risquer sa vie dans une lutte à mort. L'autorité du tout sur ses parties n’est donc pas l’autorité du maître sur ses esclaves. La Volonté Générale n'a donc rien à voir avec la force.

 

3. L'Autorité de Père dans la Volonté Générale

Elle exprime l'aspect “héréditaire” et “permanent” de la causalité du tout. L'Autorité de la Volonté Générale est du type “Père” : c'est l'Autorité de la “Tradition”, de tout ce qui contribue au maintien de l'identité avec soi-même.

 

4. L'Autorité de Juge dans la Volonté Générale

Mais puisque le tout est formé de plusieurs parties, il doit harmoniser les parties. Dans le monde humain, cette harmonie est réalisée par la justice. Donc l'autorité de la volonté générale est une autorité de père, doublée de celle de juge.

 

Mais si nous passons de l'autorité du tout à l'autorité de la majorité, l’analyse change. L'Autorité de Juge disparaît, car l'existence d'une minorité prouve que les parties du tout ne sont pas en harmonie. Et, de fait, le tout n'est plus dominé par la justice.
Donc, quand la majorité se réclame de sa majorité, elle ne peut pas se réclamer de l'Autorité de Juge. Elle ne peut se réclamer que de l'Autorité de Père, elle intervient comme gardienne de la tradition.



La question de la transmission de l'Autorité

Cette transmission s'opère soit par hérédité, soit par nomination, soit par élection.

 

1. La transmission héréditaire

Dans toute transmission d'autorité, on suppose que l'autorité n'est pas liée à une personne déterminée, elle peut se transmettre. De fait, la personne qui l’incarne peut être remplacée. Donc l'autorité n'est pas engendrée par l’être de celui qui la détient, mais par ses actes. Ainsi, si une personne fait ces mêmes actes, elle bénéficiera de la même autorité. On a donc une autorité identique et des porteurs de l'autorité multiples.

Dans la transmission héréditaire, les vertus se transmettent de père en fils. C'est une conception magique et matérialiste. La vertu est conçue comme une substance qui se retrouve dans toute la famille, selon une hiérarchie (du cadet à l'aîné, du garçon à la fille).

De nos jours, la transmission héréditaire a perdu son prestige et a quasiment disparu.

 

2. La transmission par nomination

Elle se produit quand le candidat à l'autorité est désigné par celui qui détient lui-même une autorité du même type. Donc le candidat peut être quelconque puisqu’il tire son autorité de celui qui l'a choisi (Il peut lui transmettre sa vertu sous forme de directives, de conseils…).

 

3. La transmission par élection

Elle se produit quand le candidat est désigné par celui qui n'a aucune autorité, ou une autorité d'un autre type.

Le candidat ne peut pas tirer son autorité de celui qui l'a élu, puisque ce dernier n'en a pas, ou en a une différente. Il ne doit donc son autorité qu'à lui-même. L'élection ne fait que révéler sa valeur, c'est-à-dire révéler son autorité.



Par son essence, l'autorité suppose une génération spontanée. Toute transmission l’amoindrit.

La transmission dans les différents types d’Autorité : 

  • L'autorité de Juge se prête le moins à une transmission car cette dernière se fonde sur la justice personnelle.
  • L'autorité de Père se prête mieux à la transmission par hérédité.
  • L'autorité de Maître se prête mieux à une transmission par élection, puisque dans la genèse de l'autorité du vainqueur, le hasard joue déjà un certain rôle. 
    Cependant, l'Autorité de Maître ne peut pas profiter de la transmission héréditaire, puisque l'Autorité de Maître est fondée sur le risque personnel. De fait, la maîtrise héréditaire a toujours été fondée sur la force et non sur l'autorité.
  • L'autorité de Chef se prête mieux à la nomination, puisque le chef est censé prévoir l'avenir. Il est censé savoir quel homme convient le mieux pour lui succéder. De fait, l'Autorité de Chef est censée pouvoir transmettre une autorité même autre que celle de Chef.

 

 

II. ANALYSE MÉTAPHYSIQUE

 

L'autorité est un phénomène humain et non naturel, donc social et historique. L'autorité présuppose donc une société, et la société présuppose l'histoire. De fait, l'autorité ne peut se manifester que dans un monde à structure temporelle.

Le fondement métaphysique de l'autorité est donc une modification de l'entité "Temps" (entendu comme “Temps humain” ou “Temps historique”). Dans le temps historique, l'avenir prime. Il y a donc primat de l'autorité de Chef puisque c'est le chef qui fonde des projets. L'autorité par excellence est donc celle de chef révolutionnaire ayant un projet universel (Staline). 

 

Le Temps a la valeur d'une autorité dans ses trois modes :

Le Passé :

  • le passé est vénérable
  • L'ancienneté justifie l'autorité d'une institution
  • On peut se réclamer des millénaires passés (Mussolini)

 

L'Avenir :

  • Les jeunes tirent leur autorité de l'avenir qu'ils incarnent
  • L'autorité de “l'homme de demain”
  • On peut se réclamer des millénaires à venir (Hitler)

 

Le Présent :

  • On ne veut pas être en retard sur son temps
  • L'autorité de la mode
  • L'autorité du réel par opposition à l'irréalité poétique du passé, et l'irréalité utopique de l'avenir

 

Les trois autorités temporelles s'opposent à l'Autorité de l'Éternité. L'éternité n'est que la négation du temps, donc une fonction de celui-ci. La question est donc de savoir si ces quatre autorités sont une autorité sui generis (spécifique), ou une manifestation des quatre types purs d'autorité.

 

1er indice

  • On retrouve la même structure quaternaire dans l'Autorité et dans le Temps (Père, Maître, Chef, Juge / Passé, Présent, Futur, Éternité) 

2ème indice

  • L'Autorité de Juge s'oppose aux trois autres autorités qui font bloc
  • L'Autorité de l'Éternel s'oppose aux trois autorités temporelles qui font bloc

 

L'Autorité de juge ne se prête pas à une transmission, alors que les trois autres se transmettent tant bien que mal, principalement par voie héréditaire (personne n’hérite par simple filiation de l’Autorité de Juge d’un juge). L'autorité de juge est rebelle à toute succession, donc à toute “Temporalisation”.

L'Autorité de Juge est comme en dehors du temps, elle est censée exister toujours, alors que les trois autres autorités durent dans le temps, et leur transmission manifeste d'ailleurs leur essence temporelle.

Le “Juge” peut juger les trois autres autorités, mais par sa nature ne peut pas être sous l'autorité des trois autres types d’autorité.

  • L'Eternité n'a d'autorité qu’en ce qu’elle s’oppose aux trois temps (passé, présent, futur)
  • Le Juge n'a d'autorité qu'en ce qu'il s'oppose aux trois autres autorités.

Donc, il semble que l'Autorité de Juge soit une variante de l'Autorité de l'Éternité, c'est-à-dire une variante de la manifestation autoritaire de l'éternité dans ses rapports avec le temps.

L'action juste est en dehors du temps parce qu'elle n'est une fonction ni de “l'intérêt du jour”, ni des “partis pris” dictés par le passé, ni des désirs ancrés dans l'avenir. De plus, elle est de tout temps, car étant juste elle le reste “éternellement” et porte sur le passé, le présent et l'avenir. 

  • L'Eternité est l'intégration des trois temps (passé, présent, futur)
  • La Justice est l'intégration des trois autres autorités (Père, Maître, Chef). Elles ne peuvent former un ensemble stable qu’en se subordonnant en bloc à la justice.

 

La Temporalité comme base métaphysique de l’autorité :

  • L'Eternité est la base métaphysique de l'Autorité de Juge
  • Le Temps humain (Temps historique) est la base métaphysique des trois autres types d'autorité



Il reste à savoir comment ces trois autorités pures se répartissent entre les trois modes du temps :

 

L'Autorité de Père : transmission héréditaire = idée du passé = manifestation du passé

L'Autorité de Chef : transmission par nomination = fait appel à l'avenir = manifestation de l'avenir

L'Autorité de Maître : transmission par élection = actes appartenant au présent = manifestation du présent



Procédons maintenant à l'analyse directe des trois temporalités :

 

Le Passé

Le passé pur n'a aucune autorité. C'est le passé historique qui a de l'autorité, c'est lui qui détermine mon présent et qui est la base de mon avenir. Donc le passé exerce une autorité que lorsqu’il se présente sous la forme de l'Histoire. 

Or, l'Autorité de Père, c'est l'autorité de la cause historique. L'Autorité de Père a pour base métaphysique la présence du passé dans le présent : l'Histoire (= manifestation autoritaire du passé).

 

L'Avenir

L'avenir pur n'a aucune autorité. C'est l'avenir Historique qui a de l'autorité, en tant qu'il détermine le présent tout en maintenant des liens avec le passé. Donc l'avenir exerce une autorité que lorsqu’il se présente sous forme de projet.

Or, l'Autorité de Chef, c'est l'autorité de projet. L'Autorité de Chef a pour base métaphysique la présence de l'avenir dans le présent : le projet (= manifestation autoritaire de l'avenir).

 

Le Présent

Le présent pur (t = 0 de la physique) n'a aucune autorité, c'est le présent Historique (= Moment Historique) qui a de l'autorité. Le présent Historique, c'est l'entité qui a une “présence réelle” dans l'ensemble des choses seulement présentes, c’est-à-dire ce qui n'existe pas, l'esprit.

Or, l'inexistant dans le monde temporel, c'est le passé et l'avenir. Et le présent Historique, c'est l'action. Mais l'action s'oppose à l'être en tant que transformation de l'être.

L'Autorité de Maître est fondée sur le risque, donc sur une action qui le met en péril. Et l’action est une manifestation du temps dans le présent. L'Autorité de Maître, c'est l'autorité de l'action en tant qu'elle porte en elle un risque.

L'Autorité de Maître a pour base métaphysique le présent historique : l'action (= manifestation autoritaire du présent).

L'Autorité de Maître, c'est l'autorité de celui qui dans tous les domaines est “prêt à courir le risque”, “sait agir”, est “capable de prendre une décision”, et qui n'est pas toujours “raisonnable” et “prudent”.



La réalisation du Temps dans la structure causale du monde temporel selon les quatre causes Aristotéliciennes

 

  1. L'Éternité se réalise par la cause formelle = Juge = comportement passif, théorique, désintéressé
  2. Le Passé est la cause matérielle = Père = comportement pratique, actif, intéressé (le souvenir existentiel ou la tradition)
  3. Le Présent est la cause efficiente = Maître = comportement pratique, actif, intéressé (l'action effectuée dans le présent)
  4. L'Avenir est la cause finale = Chef = comportement pratique, actif, intéressé (l'action projetée dans l'avenir)

 

De cette façon, l'analyse métaphysique (temps-cause) justifie l'analyse phénoménologique.

 



B. DÉDUCTIONS

 

I. Applications politiques

 

Nous nous occuperons uniquement des conséquences politiques qui ont trait à la division des pouvoirs et à la transmission du pouvoir.

Une théorie de l'État fait abstraction de la notion de force. Et un pouvoir qui n'est pas fondé sur la force ne peut être que fondé sur l'autorité.

 

Note : l'autorité engendre une force, mais la force ne peut jamais engendrer une autorité politique.

 

De fait, une théorie du “Pouvoir Politique” est une théorie de l'autorité. Donc au lieu de “Pouvoir Politique” nous parlerons “d'Autorité Politique”.

L'Autorité Politique a besoin d'un support réel, donc d'un groupe d'individus. C'est ainsi que viennent les problèmes de la “division” et de la “transmission de l'autorité”.

 

 

La division de l'Autorité

Pour la théorie Médiévale, l'autorité provient de l'Autorité Divine. Le chef de l'État est un fonctionnaire de Dieu. Comme nous l'avons vu, l'Autorité Divine intègre les quatre types purs d'autorité.

Pour les Théories Constitutionnelles, l'Autorité Politique doit être répartie entre plusieurs “supports” indépendants = division des pouvoirs (Montesquieu).

 

Note : la séparation n'a de sens que si l'on admet la possibilité d'un conflit.

 

Cette théorie ne distingue que trois pouvoirs :

  1. Le pouvoir judiciaire = le Juge
  2. Le pouvoir législatif = le Chef
  3. Le pouvoir exécutif = le Maître

 

Cette théorie élimine l'Autorité de Père. C'est donc une amputation de l'autorité qu’avaient en vue les Théories Scolastiques et Absolutistes. 

Et puisque l'Autorité de Père signifie “tradition”, sa suppression a un caractère nettement “révolutionnaire” (p.143 sur la révolution bourgeoise).

L'Autorité Politique, amputée de l'Autorité de Père, donc privée du passé, ne peut que se tourner vers l'avenir, donc vers l'Autorité de Chef. Voilà pourquoi la Théorie Constitutionnelle, dans sa réalisation révolutionnaire Bourgeoise aboutit à la dictature d'un Napoléon, ou d'un Hitler.

 

Note : 

1789-1848 : Révolution Bourgeoise.  Les bourgeois sont tournés contre le passé, et tournés vers l'avenir.

1848-1940 : Domination Bourgeoise.

Mais en 1848, l'avenir est revendiqué par un autre projet révolutionnaire. Et la Bourgeoisie qui combat ce projet révolutionnaire se tourne alors contre l'avenir. Elle se renferme alors dans le présent.

C'est là qu’est vraiment né l'esprit Bourgeois, par opposition à tout ce qui n'est pas la Bourgeoisie. Plus de passé, plus d'avenir, le présent est seul réel. Mais un présent sans passé ni avenir n'est qu'un présent “naturel”, non humain, non historique, non politique.

La domination Bourgeoise est donc la disparition progressive de la réalité politique, c'est-à-dire de l'Autorité de l'État : la vie est dominée par son aspect animal, par les questions d'alimentation et de sexualité.

 

L'Autorité de Père est ancrée dans le village, alors que la ville a tendance à ne pas reconnaître l’Autorité de Père, et même à la détruire. 

Le village vit la durée, la ville au contraire fait passer le temps, elle pense à l'avenir. La ville reconnaît une autorité de Chef.

La Théorie Constitutionnelle implique ou présuppose une domination de la ville sur le village, c'est une théorie, mais aussi une réalité citadine. 

L'Autorité de Père, ainsi exclue de l'Autorité Politique, peut soit disparaître, soit se fixer ailleurs. Si elle se fixe dans la famille, on retombe sur le cas du conflit antique entre famille et état, qui aboutit nécessairement à la destruction de l'un des deux adversaires.

Il s’avère que dans nos sociétés la famille a succombé. Et notons au passage que si l'Autorité de Père disparaît, l'état n'a plus à s'en occuper (p.148 toutes les variantes possibles de constitution de l'État et leurs conséquences).

 

Kojève conclut que la destruction de l'Autorité de Père est funeste à l'Autorité Politique. Il faut selon lui réintroduire l'Autorité de Père, en l’associant à l'un des trois pouvoirs ou aux trois en même temps, afin qu'elle ne se forme pas un pouvoir distinct. Il faut donc que l'Autorité de Père soit reconnue comme appartenant au Chef, au Maître ou au Juge, ou aux trois à la fois.

 

On peut se demander si la séparation des pouvoirs est prescrite ou prohibée par la Théorie Politique. Effectivement, toute autorité tend à devenir totale, à capter les autres autorités. Et il semble que la division d'une entité l'affaiblit. La division n'a de sens que si les parties séparées sont susceptibles de rentrer en conflit. D'où l'idée qu'il est préférable de ne pas diviser les Autorités Politiques. Cependant, la thèse en faveur de la séparation a des arguments très forts. Mais même quand on veut séparer les autorités, il ne faut pas les isoler, il faut qu'elles puissent interagir. Il faut donc créer une union dynamique en dépit de leur division statique.

 

 

 

II. APPLICATIONS MORALES

 

La “Morale Autoritaire” indique ce qu'il faut faire pour acquérir ou maintenir une autorité. Puisqu'il y a quatre types d'autorité, il y a quatre types de “Morales Autoritaires”. De nos jours, on a tendance à exclure des considérations éthiques la catégorie de l'Autorité, et donc la différence essentielle entre ceux qui exercent l'autorité et ceux qui la subissent. Cela s'explique par le fait que notre morale chrétienne ou “Bourgeoise” est originairement une morale d'esclave opposée à la morale des maîtres. Elle reflète donc plus le comportement de ceux qui subissent l'autorité que le comportement de ceux qui l’exercent. 

 

C'est la morale de l'Autorité de Juge qui se rapproche le plus de la morale "Bourgeoise". De fait, chaque fois qu'on  essaye de fonder une morale autour de la notion d'autorité, on développe une morale du type "Juge", et on applique cette morale à toute autorité, sans les distinguer.

L'étude du passé nous renseigne pourtant sur la morale de l'Autorité de Maître (Antiquité, XVIe XVIIe européen, Moyen Âge japonais…). Or, les auteurs ne voient pas l'aspect “autorité” au cœur de la morale. Les morales des Autorités de Père et de Chef, bien que nous en ayons des traces historiques, ne nous ont laissé aucunes théories.

Bref, l'idée directrice est qu'il est absurde de vouloir “juger” l'autorité d'un type donné (c'est-à-dire le comportement de celui qui est l'autorité), à partir d'une morale appartenant un autre type d'autorité.





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