Alain Supiot - Le travail n'est pas une marchandise (2019)
Le travail n’est pas une marchandise
“Contenu et sens du travail au XXIe siècle”
Chaire État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités (2012-2019)
Abrégé résumé par César Valentine de la leçon de clôture d’Alain Supiot au Collège de France
Introduction
La révolution numérique a eu un impact énorme sur l'organisation du travail. De telles mutations s'accompagnent d'une refonte des institutions. Mais de plus, nous faisons aussi face à une dangereuse crise écologique. Nous devons donc revoir notre conception du travail.
Cette remise en question a nécessairement une dimension juridique : le droit se présente en effet toujours comme l'une des réponses possibles de l'espèce humaine aux défis que lui posent ses conditions d'existence. Or aujourd'hui, nous connaissons une crise du droit lui-même.
L'ordre juridique est un ordre ternaire : l'hétéronomie d'un tiers impartial est la condition de l'autonomie reconnue à chacun. Or, cet ordre ternaire tend à disparaître au profit d’un ordre binaire issu de la techno-science-économie contemporaine. Mais réduire les relations entre les hommes à des calculs d'utilité ne peut conduire qu'à la violence. Les sociétés ont besoin d'un horizon commun pour se former et subsister. L'horizon est la marque d’un devoir être, et arrache l'homme à un égoïsme solipsiste.
Notre enquête a révélé l'érosion de ce tiers impartial dans le monde contemporain, et plus particulièrement dans les relations de travail. L’ordre juridique se défait à cause de la gouvernance par les nombres qui soumet le Droit à des calculs d’utilité, alors que le libéralisme classique soumettait les calculs d’utilité à l’empire du Droit. Le Droit cherche de plus en plus l'efficacité au lieu de chercher la justice.
Le mirage de l’ordre spontané du marché
La dissolution des rapports de droit laisse la place aux rapports de force. Et l'accroissement des inégalités ainsi que la dévastation de la planète nourrissent le retour à l’ethno-nationalisme et à la xénophobie. Or, une des conclusions de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, c’est qu'une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale. La révolution numérique et l'épuisement de la terre nous oblige à relever de nouveaux défis.
La révolution numérique est porteuse de risques comme d’opportunités.
Les risques sont la déshumanisation du travail : les travailleurs sont évalués par des indicateurs de performance (les pathologies mentales au travail ont été multipliées par 7 en 5 ans de 2012 à 2017). Un second risque est l’augmentation des fraudes.
Les opportunités sont heureusement immenses, l'informatique peut nous permettre de concentrer le travail humain sur l'inprogrammable : la part poïétique du travail qui suppose liberté, créativité, attention à autrui. Pour que les travailleurs puissent collaborer et ainsi passer de main d'œuvre à cerveau d'œuvre, il faut que la fonction dirigeante ne soit plus une fonction de pouvoir, mais une fonction d’autorité. Le pouvoir donne des ordres, alors que l'autorité légitime l’action. Il faut donc transformer les rapports de domination en rapport d'autorité. Pour cela il faut que celui qui exerce ce rapport soit au service d'une œuvre qui transcende son intérêt individuel et à laquelle puisse s’identifier les autres travailleurs du groupe. C'est cela un régime de travail “réellement humain”, c'est la liberté dans le travail.
C'est aussi cette voie qui nous permettra de relever le défi écologique. Les travailleurs doivent pouvoir bénéficier d'un droit d'alerte écologique, c'est-à-dire un droit de regard sur les finalités de leur travail.
Ce n'est ni en défaisant l'État social ni en s'efforçant de le restaurer comme un monument historique que l'on trouvera une issue à la crise sociale et écologique. C'est en repensant l'État social, donc en repensant le statut accordé au travail.
La fiction du travail-marchandise
Le capitalisme traite le travail, la terre et la monnaie comme des marchandises. Mais ce sont des marchandises fictives. On fait comme si c'était des produits échangeables, alors que ce sont les conditions de la production et de l'échange. Le travail n'est pas une marchandise, il ne peut pas être séparé du travailleur car il nécessite un engagement physique et intellectuel. Pour que la fiction du travail marchandise soit soutenable, il a donc fallu construire des fictions juridiques, et les fictions juridiques ne sont pas des réalités : capital humain, contrat de travail, droit de propriété, notion de monde du travail.
Les concepts de capital et de marché nous empêchent de changer notre façon de penser. Cette instrumentalisation du travail a pour but la réalisation de profits. Cette éviction du sens et du contenu du travail se retrouve également à l'échelle des nations, l'État social doit augmenter son produit intérieur brut et réduire le taux de chômage. Le tournant néolibéral entamé depuis les années 90 n'a pas permis d'ouvrir le débat sur le “que produire” et le “comment produire”, mais a assigné aux États des objectifs chiffrés. De sorte qu'à l'échelle des entreprises comme des nations, l'exploitation du travail ne repose plus aujourd'hui sur la promesse d'enrichissement, mais sur la menace du déclassement, de la pauvreté et de la misère. C’est un management par la peur.
Le travailleur à l’œuvre
Mais les travailleurs et les chefs d'entreprise ne sont pas indifférents à cette question. La plupart savent que faire de l'argent c'est ne rien faire. Nombre d'entre eux sont motivés par une idée d'œuvre. Les entreprises prospères sont celles qui ont une “raison d’être”, car c’est elle qui donne à leur travail un sens (donc pour Alain Supiot, s’enrichir ne donne pas du sens au travail). Il faut que ce sens soit clairement perçu par ceux qui y travaillent pour qu’une œuvre soit réussie (c’est très idéologique et idéaliste sa notion d’œuvre. Pour le dire autrement, il idéalise le travail. Or les artistes se sont souvent créés eux-mêmes, la notion d’œuvre préexiste à toute notion d’entreprise).
Il faut donc repenser la justice sociale. Elle possède actuellement deux dimensions : la distribution des richesses, et la reconnaissance des identités. Il faut ouvrir la justice sociale à une troisième dimension : la juste division du travail.
On trouve dans la déclaration de Philadelphie une définition de cette juste division du travail. Elle donne pour objectif aux différentes nations du monde que les travailleurs soient “employés à des occupation où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leur connaissance, et de contribuer le mieux au bien-être commun”. Cette formule conjugue la question du sens du travail, c’est-à-dire du “pourquoi travailler ?” (pour contribuer le mieux au bien-être commun), et celle de son contenu, c’est-à-dire du “comment travailler ?” (en ayant la satisfaction de donner la mesure de son habileté et de ses connaissances). Elle dessine une conception ergologique du travail. Ce qui est visé, c'est l'œuvre à réaliser et non le profit.
Encore au 19e siècle, la notion de travail était réservée aux tâches qui ne nécessitaient pas une qualification professionnelle. Ceux dont la tâche supposait la mise en œuvre de l'intelligence, on ne disait pas qu'ils travaillaient, mais qu'ils œuvraient. Les médecins échappent encore aujourd’hui à la fiction du travail marchand puisqu’ils ne reçoivent pas un salaire, mais des honoraires.
La fonction publique aussi échappe à cette fiction, car le but de la fonction publique n'est pas le profit mais l'intérêt général. L'esprit du service public repose sur l'idée d’œuvre. De ce fait, le lien de subordination n'est pas un lien binaire de domination, car tout le travail est ordonné autour du même but. Cette conception de la fonction publique est aujourd'hui menacée par le paradigme travail-marchandise qui prévoit la mise en concurrence du privé et du public, et le recours au contrat plutôt qu'au statut.
Les défis de la révolution numérique nous poussent à restaurer l'ordre des fins et des moyens en substituant à la conception marchande du travail, la conception ergologique.