Alain Badiou - Sartre et l'engagement (2013)
Sartre et l'engagement
Résumé abrégé par César Valentine de l'article d'Alain Badiou publié en 2013
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Qu’est-ce que l’engagement ? Et qu’est-ce qu’être engagé ?
La querelle autour de la notion d’engagement surgit en 1945 chez Sartre à propos de la littérature. Il écrit que la littérature doit être engagée.
« Rien ne nous assure que la littérature soit immortelle. Sa chance aujourd’hui, son unique chance, c’est la chance de l’Europe, du socialisme, de la démocratie, de la paix. Il faut la jouer. Si nous la perdons, nous autres écrivains, tant pis pour nous, mais aussi tant pis pour la société. »
« L’art d’écrire n’est pas protégé par les décrets immuables de la Providence. C’est que les hommes le font, ils le choisissent en se choisissant. S’il devait se tourner en pure propagande ou en pur divertissement, la société retomberait dans la bauge de l’immédiat, c’est-à-dire dans la vie sans mémoire des gastéropodes. »
Pour comprendre ce qu’est l’engagement, il faut dégager d’abord trois points.
- Premièrement, l’engagement ne se conçoit pas sans objectifs historiques, c’est-à-dire que l’engagement est au service d’un avenir définissable. Cet avenir n’est pas certain, mais il est définissable en tant que possibilité : c’est son horizon.
- Deuxièmement, l’engagement ne doit être réductible ni à une propagande ni à un divertissement. Donc, ni à l’Est, ni à l’Ouest. Mais également, ni l’un et l’être de la propagande, ni le multiple de l’apparaître et du divertissement.
- Troisièmement, l’engagement, c’est toujours être en déséquilibre, c’est-à-dire une rupture qui accompagne un changement politique. L’engagement n’est pas lié à la recherche d’une harmonie ou d’une satisfaction.
Donc on peut aussi dire :
- Premièrement : l’engagement s’accorde à un processus, mais pas à une institution.
- Deuxièmement : l’engagement n’est pas la célébration du positif, ce n’est pas une propagande, ce n’est pas l’apologie de quelque chose. Il passe par la création d’un déséquilibre. On dira : cela passe par la création d’une conscience malheureuse, c’est-à-dire une conscience obligée de transformer le monde parce qu’elle veut aussi se transformer elle-même.
- Troisièmement : l’engagement n’est pas une esthétique de l’action. Ce n’est pas la recherche d’une action belle et salvatrice parce qu’elle est belle. Et ce n’est pas une provocation anarchique non plus. Ce n’est pas un geste esthétique.
Quelques paradoxes extérieurs montrent la difficulté de la notion d’engagement.
- L’énoncé de Sartre : « Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation. » Effectivement, i faut plutôt la voir la liberté comme un devoir d’être libre, parce qu’on est libres.
- « L’enfer, c’est les autres. »
- La figure de la fraternité résulte de l’engagement. Quand il y a un engagement, il y a une fraternité avec d’autres êtres humains. À l’intérieur de cette notion de fraternité, il y a aussi la figure de la fraternité de terreur.
- Un exemple tiré de la pièce Le Diable et le Bon Dieu : l’engagement commence par son contraire. Goetz est opposé à un paysan. Il lui dit : « Est-ce que tu vas m’obéir ? » et le paysan répond : « Plutôt mourir que de t’avoir comme chef. » Goetz répond : « Meurs donc, mon frère. » Et il le tue. L’engagement commence ici par son contraire, par le meurtre d’un paysan. Ce paysan est l’un des meneurs de la révolte. L’engagement est ici une perception éthique constamment à l’épreuve de son propre paradoxe.
Le marxisme de Sartre peut être résumé dans cette thèse :
l’histoire de notre monde est l’histoire d’une division et d’un antagonisme, comme le dit la première phrase du Manifeste du Parti Communiste de Marx : « L’histoire des hommes, c’est l’histoire du conflit, l’histoire de la lutte des classes. »
Le monde est divisé. Il y a toujours un des camps qui poursuit l’idée de l’émancipation de l’humanité tout entière, et un des camps qui lutte pour la conservation des formes et des inégalités actuelles. (Socrate/ Calliclès ?)
Une citation de Sartre :
« Cette contradiction est essentielle à l’homme. Il se fait historique pour poursuivre l’éternel et découvre des valeurs universelles dans l’action concrète qu’il mène en vue d’un résultat particulier. »
En d'autres mots : l’homme se fait historique pour poursuivre l’éternel.
Les cinq figures de l’engagement :
La sérialité pure, l’engagement éthique, le groupe en fusion, le groupe organisé et l’institution.
Les trois figures centrales (l’engagement éthique, le groupe en fusion, le groupe organisé) sont des figures de l’engagement, et la première et la dernière (La sérialité, l'institution) sont des figures du non-engagement.
- La sérialité
C’est l’identité passive de tout le monde à tout le monde. Par exemple, faire la queue pour attendre l’autobus.
C’est une pratique où il n’y a que la place, et qui est en dehors de toute praxis effective. - L’engagement individuel éthique
Sartre l’a également appelé « la division du monde ». C’est la possibilité de s’engager à partir du moment où l’on découvre que le monde est divisé. À partir du moment où l’on voit que les catégories de bien et de mal ne suffisent pas à régler les problèmes — puisque même en poursuivant le bien on fait du mal, et même en poursuivant le mal on fait du bien — alors il faut partir de la division elle-même.
Dans Le Diable et le Bon Dieu, Goetz rallie la lutte des paysans parce que c’est elle qui incarne le futur de l’émancipation contre les réactionnaires et les conservateurs.
Ce qui est manifeste ici, c’est que l’individu n’est pas d’emblée dans l’engagement : il doit rejoindre le groupe. C’est le problème de l’engagement des intellectuels, en tant qu’ils sont extérieurs au conflit, et qu’ils doivent le rallier du dehors. - Le groupe en fusion
C’est l’identité active de tous avec tous contre un ennemi extérieur. Cela se produit, par exemple, quand des gens de toutes origines sociales se rassemblent et crient en même temps : « Le dictateur, dehors ! »
On fusionne dans l’hostilité envers cet ennemi et dans la volonté de s’en débarrasser. On est soulevé et transformé. La liberté de chacun équivaut à celle de tous les autres, sauf celle de l’ennemi extérieur, qui est d’ailleurs l’exception constituante : c’est lui qui indirectement forme le groupe en fusion. - Le groupe assermenté (ou « groupe de la fraternité-terreur »)
Ici, l’ennemi est intérieur. Le groupe se constitue en se maintenant par la peur de la trahison. La trahison devient une catégorie éthique majeure.
(∆ Les maoïstes espéraient la fusion, mais l’organisation même du groupe les a constitués dans la modalité des groupes organisés. À noter que le groupe organisé est l’héritier du groupe en fusion.) - L’institution
C’est la stabilisation du groupe assermenté dans une figure étatique. C’est une forme nouvelle de sérialité : on n’y parle plus que de la place occupée.
Mais cette sérialité vient après toutes les exceptions. (∆ La peur de l’ennemi intérieur subsiste, mais les moyens coercitifs sont désormais institutionnalisés, sous une forme disciplinaire intériorisée par les individus.)
On peut donc dire que :
- La première figure de l’engagement, c’est le ralliement d’un individu isolé à la division du monde.
- La deuxième, c’est la fusion collective, l’identification partagée d’un ennemi. Elle est événementielle.
- La troisième, c’est l’action organisée qui tente de rester fidèle à la fusion, en installant dans la durée ce qui n’était que circonstanciel. Mais elle se heurte à la liberté : chacun peut trahir. Le groupe vit alors dans la peur de l’anéantissement. Il se méfie de la liberté, pourtant fondatrice du groupe.
Ces trois formes d’engagement sont encadrées par deux formes de non-engagement :
- La sérialité : passivité.
- L’institution : conservatisme figé.
La liberté de l’engagement a donc deux ennemis intimes :
- Celui qui occupe une place parce qu’elle lui a été prescrite.
- Celui qui ne désire rien d’autre que d’occuper une place.
Conclusion
La réalité de l’engagement tient à l’enchevêtrement des trois figures centrales que sont l’engagement éthique individuel, le groupe en fusion, et le groupe organisé. De cette complexité résulte une leçon importante : l’histoire est le lieu d’un nouage entre l’ontologie et l’éthique. D’un côté, il y a une liberté fondamentale, ontologique, inhérente à toute existence humaine, qui cherche simplement à se maintenir comme liberté — c’est-à-dire une liberté qui veut persévérer dans son être. De l’autre, il y a une liberté éthique, plus fragile, plus exposée, qui prend position dans la division du monde et cherche à transformer la réalité.
Mais cette liberté éthique est toujours précaire. C’est pourquoi l’histoire, envisagée comme l’histoire de la liberté en acte, apparaît aussi comme une suite d’échecs. L’échec ne vient pas de l’extérieur ; il est inscrit dans la structure même de l’engagement. Il ne doit donc pas être compris comme un argument contre l’engagement, mais au contraire comme sa condition : persévérer malgré l’échec, c’est là l’ultime exigence éthique.
Sartre écrit dans La Critique de la raison dialectique :
« L’unité pratique des groupes exige, et tout ensemble rend impossible, leur unité ontologique. Ainsi, le groupe se fait pour faire, et se défait en se faisant. »
C’est là, en somme, la maxime ultime de l’engagement : ne pas tenir l’échec pour une raison valable de se désengager, et donc ne pas attendre la réussite comme condition de l’engagement.
Autrement dit : il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.
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